Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/62

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les enfants furent impitoyablement passés au fil de l’épée ou mitraillés par les engins de guerre.

L’incendie réduisit plusieurs villes en un amas de cendres. Soldats et officiers, après s’être vautrés dans des orgies d’assassins en délire, emplirent leurs sacs et leurs valises d’or, d’argent et de pierres précieuses. Or les fêtes qui eurent lieu à Abbeville ne furent que l’apologie de ces actes ; de sorte que, lorsque le peuple criait « Vive Courbet ! Vive la France ! », cela voulait dire : vive le vol, vive le pillage, vive le viol, vive l’incendie, vive l’assassinat. C’est là, ce me semble, un raisonnement d’une logique indiscutable. D’autre part, en supposant que Courbet eût vécu plus longtemps et que, quelques mois après son retour de Chine, le peuple se fût révolté, il aurait tout aussi bien fait fusiller, sabrer et mitrailler les ouvriers français, tout comme il venait de le faire pour les ouvriers chinois. Le propre du militaire c’est de tuer, de tuer encore, de tuer toujours. Comme on le répète bien des fois, l’armée n’est autre chose que l’école du crime. À l’atelier on apprend l’ajustage, la serrurerie, la cordonnerie, la couture ; à l’usine, l’art de tisser, de fondre, de forger ; au chantier, à maçonner, à charpenter, à terrasser ; aux champs enfin, à labourer, semer, moissonner, récolter, vendanger : dans tous les lieux on apprend à travailler, à produire, à se rendre utile, mais à la caserne on apprend qu’à assassiner.

Ainsi, Courbet était un chef de brigands, d’assassins. Cela ne peut faire l’ombre d’un doute pour quiconque sait lire : les journaux de l’époque sont là pour confirmer mes dires. Cependant, en 1885, le peuple de France en général et notamment les Abbevillois s’époumonèrent à crier : « Vive Courbet ! Vive l’expédition de Chine ! »

Dix-huit ans plus tard, en 1903, trois révoltés vont faire l’assaut d’une propriété. Dérangés, ils se retirent. Deux chiens de garde au service du propriétaire courent à leur poursuite. Les ennemis se rencontrent, se battent et les révoltés tuent les agents. De nouveau poursuivis, deux sont arrêtés et sur leur passage, la foule de crier : « À mort ! À la guillotine !… »

Comment expliquer cet illogisme sinon par la misère, l’ignorance des pauvres et la férocité, l’égoïsme des riches : des crânes vides d’une part, des cœurs desséchés de l’autre. Et puis, faut-il le dire, ce jour-là l’effervescence de la foule avait une autre cause encore. Depuis huit heure du matin, heure à laquelle toute la population abbevilloise appris le drame, tout ce monde bistouillait à qui mieux mieux. Voici comment je me fais une idée de la chose.