Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/61

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— Oui. Deux…

— Allons là, vous autres ! Préparez-vous. On va partir, dit Boule de Suif qui venait de prendre les ordres du capitaine. Ouvrez l’œil, tonnerre ! Et le bon, hein ? Ajouta-t-il d’une voix poussive.

Aussitôt mes poignets se couvrirent de parures en acier dont la solidité dépassait de beaucoup l’élégance.

Quelques minutes après le train stoppa en gare et escorté par les gendarmes et suivi par la foule, j’allai prendre place dans un compartiment de deuxième classe. Les gendarmes se tinrent muets, mais la foule me conspua ferme : « Hue ! Hou ! À mort ! Canaille ! Bandit ! Assassin ! »

Lorsque le train se mit en marche, la clameur publique redoubla d’intensité. C’étaient les bistouilles qui commençaient de produire leur pernicieux effets. Vingt minutes après, nous arrivions en gare d’Abbeville.

Partis de Pont-Rémy à la pénombre crépusculaire, nous débarquâmes à Abbeville enveloppés par une nuit sombre, brumeuse.

Comme à Pont-Rémy la foule avait populairement envahi la gare et ses abords. Les quais étaient noirs de monde. En passant devant une haie de curieux, pour me rendre dans le bureau du chef de gare, les cris, les huées, les invectives partirent comme des projectiles trop longtemps maintenus et que soudain un ressort fait mouvoir. C’était à qui en disait le plus et crierait le plus fort. Quelle cacophonie, mes enfants !

— Depuis les fêtes de Courbet, dit un vieil employé de la Compagnie au moment où j’entrai dans le bureau du chef de gare, je n’ai jamais rien vu de pareil.

— Oui, mais l’attitude de la population n’était pas la même, lui dit un de ses collègues en branlant la tête.

— Tu parles ! S’exclama le vieux.

Et, tandis que je prenais place sur une chaise, tenu et entouré par les gendarmes, je pensais aux réflexions des deux employés, en comparant mes actes à ceux de Courbet [1].

Pendant deux ans que dura la campagne de Chine (1883-1885), Courbet s’ingénia à faire tuer plusieurs milliers de pauvres bougres qui ne lui avaient rien fait ; peut-être en tua-t-il lui-même. Les actes de cruauté que commirent les troupes françaises lors de cette glorieuse expédition sont impossibles à décrire. Les femmes, les vieillards,

  1. Gouverneur de la Nouvelle-Calédonie (1880-82) puis commandant de l’escadre d’Indochine (1883) et « conquérant » du Tonkin.