Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/64

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des alcools, entre, se fait servir et, d’un trait avale le poison…

Dix minutes ensuite, les deux gosses pressés par un même besoin :

— M’man ! J’ai faim, implorent-ils à l’unisson.

— Taisez-vous, nom de Dieu ! On mange pas à toutes les heures, peut-être. On est pas des ministres, quoi ! Du pain ? Vous en aurez ce soir.

Oui, ce soir… s’il reste de l’argent. Puis, plus douce, les embrassant tous deux :

— Allez vous amuser avec les autres, allez.

Aussitôt, légers comme deux moineaux à qui on ouvre la cage, les voilà qui partent, rapides, se frayant un passage à travers la forêt de jambes des consommateurs, allant passer l’après-midi à se rouler dans la boue de la rue ou à s’ébattre dans l’herbe des fortifs, le ventre creux, jouant, riant, se culbutant, s’égratignant parfois avec de pauvres gosses aussi malheureux qu’eux.

Pendant ce temps on bavarde ferme à l’estaminet.

— Comment qu’il a tué ? Demande l’un.

— Avec un poignard, lui répond son voisin.

— Non ; c’est pas vrai, s’écrie un autre, attablé plus loin, qui a entendu le propos. C’est avec un revolver.

— T’en est sûr ?… D’abord qui te l’a dit, à toi ; l’as-tu vu ? Réplique le buveur contredit.

Et, lancée sur ce terrain la discussion continue en disputes pour des riens.

Au fond du café, à une autre table, autre conversation.

— Pruvost, c’était une sale vache qui nous passait à tabac comme un chien ; un salaud, une brute, quoi ! Mais c’est malheureux pour sa femme et ses gosses, dit un Parisien, échoué et marié à Abbeville.

— Pas tant malheureux que ça puisqu’on va leur-z-y faire une pension, lui répartit son voisin d’en face. Tiens… te rappelles-tu de notre copain le grand Charlot qui est sauté dans le coup de grisou, dans la mine, là-bas, dans le Pas-de-Calais ? Eh bien qu’est-ce qu’on leur-z-y a donné à sa femme et à ses cinq gosses ?…

— De la merde… rien. Et c’est bien ce qui me fait ressauter, nom de Dieu ! Faut être de la police pour qu’on paye vot’cadavre… Mais d’abord, qu’est-ce qui t’as dit ça à toi, qu’on leur ferait une pension ?

— Paraît que c’est Bignon qui l’a promis.

— Bignon ? Bignon ?… Y me fait tartir vot’ Bignon. Encore un joli coco que vous avez là comme maire. Ah ben ! Mon salaud ! Si sa femme elle attend après son argent, elle et ses gosses auront le temps de crever d’organe.