Page:Jacob - Souvenirs d’un révolté.djvu/71

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— En effet : je ne crois pas que ce mot soit français, me dit l’avocat en souriant.

— Grammaticalement, peut-être ; mais psychologiquement, je vous le garantis conforme à l’esprit français. En voici l’explication, du reste. Dans la contrée qui m’a vu naître, en Provence, pendant les fêtes que l’on organise dans les bourgs, villages, hameaux, voire encore dans les faubourgs des grandes villes, les habitants ont coutume de se livrer à une sorte de jeu appelé course aux ânes. Vous savez tous comme moi, je suppose, ce qu’est une course de ce genre ? (Tout le monde inclina la tête en signe d’affirmation) Il est donc inutile que je m’étende à ce sujet. Je passe à ma comparaison. Je ne sais si les ânes de vos régions – en supposant qu’il y en ait – sont aussi récalcitrants que ceux de Provence, mais, (ita) bagasse (ita) ! Je vous prie de croire que ces derniers montrent parfois peu de bonne volonté pour concourir à ce jeu. Que voulez-vous ? Chacun son goût : ils ne sont pas sportmen, ils préfèrent tondre les prés. Aussi, connaissant leur passion, a-t-on imaginé un excellent moyen pour leur faire faire de gré ce qu’il eût été impossible de leur faire exécuter de force. Lorsqu’il y a course, le gamin ou le jeune homme qui monte l’âne se munit d’un assez long bâton au bout duquel est attaché une ficelle dont l’extrémité est garnie d’une grosse carotte ou d’une poignée d’herbe. Vous voyez la chose d’ici. Au signal de départ le jockey tend son appât devant le nez du têtu animal, et aussitôt, rapide comme une flèche, maître Aliboron de courir… de courir… comme il n’a jamais couru, dans l’espoir d’attraper la carotte ou la botte d’herbe… Eh bien, tous les serviteurs des bourgeois, repris-je après avoir aspiré quelques bouffées de ma cigarette, agissent pareillement à cet âne. Les maîtres sont leur jockeys et la retraite qu’ils leur promettent leur tient lieu d’appât, de carotte, de botte d’herbes. C’est en faisant miroiter à leurs yeux l’espoir d’une retraite, dont les huit dixièmes ne jouissent pas ou presque pas, que les pauvres se font les bourreaux des pauvres en devenant les valets des riches.

— Vous parlez d’héroïsme bien mal à propos, dis-je, en m’adressant directement à M. Canache. Que dit-on lorsqu’il arrive qu’un âne se casse une patte en courant, ou crève d’insolation ? Crie-t-on à l’héroïsme pour cela ? Pas que je sache. En tout cas, avouez que ce serait risible ; et ce ne l’est pas moins pour moi de vous l’entendre dire pour deux de vos larbins qui ont trouvé la mort dans leur course à la retraite…

Je fus interrompu par l’arrivée du capitaine de gendarmerie. Avec son corset à la Saumuroise on aurait dit un 8 ; mais un 8 avec des bottes, s’entend.

Oh ! Ces bottes… ! Rien que d’y penser mes narines en frémissent…

— Ainsi, vous ne manifestez aucun regret ? Me demandai M. Challet lorsque mon compagnon, quatre gendarmes et leur chef furent sortis.