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HISTOIRE SOCIALISTE

l’État donne lui-même l’exemple, en augmentant la solde des ouvriers qu’il emploie, comme firent à Toulon les représentants.

Manier l’État, se servir de l’État, voilà, en ces heures tragiques, l’espoir, le rêve de la classe ouvrière, non pour créer un ordre communiste dont elle n’a point encore l’idée, mais pour défendre ses intérêts avec la toute-puissance de la loi.

Dès lors le droit de grève devenait, aux yeux même des prolétaires, bien secondaire : et comme d’ailleurs ce fut en vue de la guerre que travaillèrent, en 1793 et 1794, un nombre immense de manufactures, comme les ouvriers patriotes et révolutionnaires n’auraient pu interrompre le travail sans livrer la France de la Révolution aux hordes du despotisme, comme la Convention ne tolérait pas cela et qu’elle avait, pour s’opposer aux coalitions, le prétexte de la patrie en danger, ce n’est pas du côté de la grève, c’est vers l’État obligé de compter avec eux que se tournaient les salariés.

Si donc il est vrai, comme le remarque Marx, que, même sous la Terreur, la loi Chapelier ne fut pas remise en question, ce n’est pas que l’oligarchie capitaliste et bourgeoise ait pu prolonger son pouvoir et son action pendant toute la période révolutionnaire : c’est que dans la crise extraordinaire où l’État devenait tout, la loi Chapelier n’avait presque pas d’intérêt : elle n’était plus en litige : ou plutôt les assemblées révolutionnaires de section délibérant sur les intérêts économiques du peuple aussi bien que sur les événements politiques, l’avaient abolie de fait.

Ce serait donc par une vue tout à fait étroite et incomplète de la Révolution qu’on prétendrait en résumer la signification sociale dans la loi Chapelier du 14 juin 1791. Elle atteste à coup sûr la force de l’égoïsme capitaliste et de la prévoyance bourgeoise. Mais elle ne pourra contenir le déploiement de la force populaire : et si la Révolution n’avait pas sombré dans le despotisme militaire de l’Empire, si elle avait pu fonder d’une manière durable la démocratie républicaine, le peuple ouvrier exalté par sa collaboration à la victoire révolutionnaire, mieux averti, par la pratique même de la liberté et par l’évolution économique, des nécessités de la lutte, aurait sans doute demandé le retrait de la loi Chapelier.

Elle ne suffit point d’ailleurs, si égoïste qu’elle fût, et malgré la meurtrissure infligée à l’espérance ouvrière, à détourner les ouvriers de la Révolution : elle ne provoqua même pas, en 1791, un émoi bien étendu et bien vif, et les conséquences lointaines n’en furent aperçues, je crois, ni par la majorité des prolétaires, ni même par la majorité des révolutionnaires bourgeois.

Ainsi, le sourd travail et le conflit commençant des classes dans l’année 1791 n’ébranle pas assez l’ensemble du pays pour déterminer un changement de direction politique dans la Révolution.

Une autre question, pendant toute cette même année, domine les autres