Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/200

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mêmes choses d’une manière plus positive, demandant si Roland consentirait à se charger de ce fardeau ; je lui répliquai que, m’en étant entretenue avec lui par conversation lors de la première ouverture qui en avait été faite, il m’avait paru qu’en appréciant les difficultés, même les dangers, son zèle et son activité ne répugnaient point à cet aliment ; que cependant il fallait y regarder de plus près. Le courage de Roland ne s’effraya pas ; le sentiment de ses forces lui inspirait la confiance d’être utile à la liberté, à son pays, et cette réponse fut rendue à Brissot le lendemain.

« Le vendredi 23, à onze heures au soir, je le vis entrer chez moi avec Dumouriez, qui, sortant du Conseil, venait apprendre à Roland sa nomination au ministère de l’Intérieur et saluer son collègue. Ils restèrent un quart d’heure ; on donna le rendez-vous pour prêter serment le lendemain. « Voilà un homme, dis-je à mon mari après leur départ, en parlant de Dumouriez, que je venais de voir pour la première fois, qui a l’esprit délié, le regard faux, et dont peut-être il faudra plus se défier que de personne au monde. Il a exprimé une grande satisfaction du choix patriotique dont il était chargé de faire l’annonce, mais je ne serais pas étonnée qu’il te fît renvoyer un jour. » Effectivement, ce seul aperçu de Dumouriez me faisait trouver une si grande dissonance avec Roland, qu’il ne me semblait pas qu’ils pussent longtemps aller ensemble. Je voyais d’un côté la droiture et la franchise en personne, la sévère équité sans aucun des moyens des courtisans ; de l’autre, je croyais reconnaître un roué très spirituel, un hardi chevalier qui devait se moquer de tout, hormis de ses intérêts et de sa gloire. »

Ce premier ministère girondin était, en réalité, bien que Brissot ne figurât pas personnellement au Conseil, le ministère Brissot-Dumouriez. Et c’était surtout le ministère Dumouriez. L’habile et éblouissant aventurier, soldat et diplomate, avait dû jouer le rôle décisif dans la formation du nouveau gouvernement. Peut-être même en avait-il suggéré l’idée. Il pouvait, mieux que personne, servir d’intermédiaire entre la Gironde et la Cour.

D’une part il avait donné tout récemment des gages à la Révolution en Vendée, et il y avait connu Gensonné, envoyé à la fin de 1791 comme commissaire enquêteur ; il était resté lié avec lui, et c’est par lui sans doute qu’il entra dans l’intimité du groupe girondin. D’autre part, il n’avait cessé d’être en relation avec la Cour ; on a retrouvé de lui, dans l’armoire de fer, un mémoire adressé au roi, à la fin de 1791, sur la situation politique. Un moment il balança les chances de Narbonne pour le ministère de la guerre. Et il avait certainement gardé avec le roi et son entourage des moyens de correspondance. Il paraissait d’ailleurs moins humiliant à la Cour de s’abandonner ou de paraître s’abandonner un moment au brillant soldat qui avait des allures de chevalier d’ancien régime qu’aux avocats ou aux journalistes qui si âprement avaient dénoncé la royauté.