Page:Jaurès - Histoire socialiste, II.djvu/405

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force. Comment concilier avec les principes ou tout au moins avec les formules d’égalité cette sorte de privilège réservé aux villes d’une culture populaire supérieure ? Condorcet donne cette raison bien haute et bien noble, et qui atteste chez lui un sens très vif de l’évolution industrielle, que le travail des champs a des répits qui permettent au paysan s’il le veut, de se développer et de lire : que d’ailleurs ce travail varié et ample est déjà lui-même un exercice des facultés de l’esprit, et qu’au contraire, dans les ateliers, la croissante division du travail risquerait de réduire l’ouvrier à une sorte d’automatisme si le ressort plus vigoureux de l’instruction première ne lui permettait de réagir.

« Les cultivateurs ont dans l’année, des temps de repos dont ils peuvent donner une partie à l’instruction, et les artisans sont privés de cette espèce de loisir. Aussi l’avantage d’une étude isolée et volontaire balance pour les uns celui qu’ont les autres de recevoir des leçons plus étendues, et sous ce point de vue l’égalité est encore conservée, plutôt que détruite, par l’établissement des écoles secondaires.

« Il y plus ; à mesure que les manufactures se perfectionnent, leurs opérations se divisent de plus en plus ou tendent sans cesse à ne charger chaque individu que d’un travail purement mécanique et réduit à un petit nombre de mouvements simples, travail qu’il exécute mieux et plus promptement, mais par l’effet de la seule habitude, et dans lequel son esprit cesse complètement d’agir. Ainsi le perfectionnement des arts deviendrait pour une partie de l’espèce humaine une cause de stupidité, ferait naître dans chaque nation une classe d’hommes incapables de s’élever au-dessus des plus grossiers intérêts, y introduirait et une inégalité humiliante et une semence de haine dangereuse, si une instruction plus étendue n’offrait aux individus de cette même classe une ressource contre l’effet infaillible de leurs occupations journalières. »

C’est donc la pensée ouvrière que le grand homme veut sauver. Il voit que le prolétariat ouvrier entre dans la grande ombre du travail industriel mécanisé, qu’il va s’y enfoncer et s’y perdre ; et d’avance, en cette nuit du travail monotone et stupéfiant, il veut projeter à grands rayons la lumière du xviiie siècle : émouvante rencontre de l’Encyclopédie et des prolétaires, admirable ferveur humaine de la science qui veut corriger, pour tout esprit, les effets du mécanisme industriel créé par elle. Mettez d’abord dans le cerveau de l’homme assez de force, assez de vie, assez d’images variées pour qu’il puisse affronter sans péril la longue routine du métier uniformisé. Hélas ! ce grand rêve sera tout au moins ajourné, et pendant des générations c’est la face de ténèbres de la science qui seule se montrera aux ouvriers écrasés de nuit. Quand donc se dévoilera pour eux toute sa face de clarté ? Mais qui ne sent que la grande pensée de Condorcet, si elle résume les plus hauts espoirs de la philosophie, est faite aussi de la force prolétarienne qui de 1789 à 1792