Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/264

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fait et bien versé dans la politique, de sorte que j’étais peut-être le seul en France qui pût aller au-devant des dangers dont la patrie était menacée, qui pût démasquer les traîtres avant même qu’ils se fussent mis en vue, qui pût déjouer leurs complots, prévoir les événements, et présager les suites inévitables de toutes les machinations. Comme les vérités que je publiais n’étaient pas à la portée des lecteurs ordinaires, elles n’ont pas d’abord produit une vive impression sur le peuple ; ce n’est même le plus souvent qu’après que l’événement les avait justifiées, que le public me rendait justice, en me qualifiant de prophète.

« À l’égard des machinateurs, je me suis presque toujours contenté de préparer leur chute, en les démasquant à l’avance et en les travaillant sans relâche, de sorte qu’après que je les ai entraînés sur les bords de l’abîme, il n’a plus fallu qu’un coup de pied pour les y précipiter ; ce coup de pied, j’ai souvent dédaigné de le donner, n’aimant point à lutter contre des ennemis terrassés ; aussi a-t-on vu presque toujours les journalistes tomber à l’envi sur les traîtres, au moment où je cessai de m’en occuper. »

Dans sa joie orgueilleuse de prophète triomphant, Marat s’épanouit et s’adoucit. Même quand il avoue les journées de septembre, même quand il rappelle le conseil qu’il donna « de dresser huit cents potences pour les traîtres constituants », on sent que sa fureur est tombée et que sa méthode se transforme. Il a voulu faire peur aux ennemis de la Révolution tant que la Révolution était en péril. Maintenant elle est sauvée, et Marat semble heureux de reprendre contact avec la vie commune, de goûter ces joies de la sympathie qu’il avait comme oubliées dans l’âpre combat. Il a même, à ce moment, dans son journal, des accès de gaîté joviale qui sont, je crois, sans précédent dans son œuvre. Avec une sorte d’humour qui n’est pas sans charme il se démet de ses fonctions de dictateur, il licencie les Montagnards groupés autour de lui, en leur rappelant, d’un ton d’ironie discrète et fine, combien peu ils l’ont soutenu dans les jours d’orage.

« Lundi dernier, jour à jamais mémorable dans les fastes de notre république naissante, toutes les têtes couronnées de la terre ont été dégradées par les Français en la personne de Louis XVI. Adieu donc l’éclat des trônes, le prestige des grandeurs mondaines, le talisman des puissances célestes, adieu tout respect humain pour les autorités constituées elles-mêmes, quand elles ne commandent pas par les vertus, quand elles déplaisent au peuple, quand elles affectent quelque tendance à s’élever au-dessus du commun niveau. Matière à réflexion pour les ambitieux !

« Après cela, le moyen de songer encore à retenir dans mes mains la place de dictateur à laquelle m’ont porté les habitants de la Montagne ; cette charge si imposante, qui ralliait autour de moi tous ces intrépides guerriers, qui leur faisait faire de si grands efforts pour me venger, quand j’étais attaqué par les factieux du côté droit, qui leur fit déployer un si grand caractère