Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/452

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dans la première entrevue que j’avais eue avec lui, s’était nommé « le Santerre du 10 août », en déprimant tous les généraux, cherchait à avoir du service dans cette armée. Il faisait la cour à tout le monde. Il n’y avait que Carra qu’il n’abordait pas. Ce dernier prétendait qu’il lui avait escroqué 20 000 livres. Tuncq pouvait bien être un escroc ; je sais qu’il acheta de très beaux chevaux, qu’il n’a jamais payés, ce qui, dans la langue des pillards, était prendre les choses au maximum dans la Vendée.

« Tuncq avait été aide de camp de Voyer d’Argenson ; plat valet de ce seigneur, c’est par son aide qu’il avait obtenu la croix de Saint-Louis. Il s’était ensuite jeté dans les tripots du Palais-Royal, qualifié de baron de Tunk. Il avait abandonné sa baronnie depuis la suppression des titres de noblesse, et avoua dans la suite qu’il était fils d’un pauvre tisserand de la basse Bretagne. Il était à la fois, bas, flatteur, lâche et insolent. Il aimait extrêmement le vice et les femmes…

« J’étais avec Carra lorsqu’il reçut la lettre de Sandoz qui annonçait la bonne nouvelle (de la défaite des brigands à Fontenay, le 16 mai). Il m’invita à souper avec lui, il était logé dans une très belle maison près le Pont-Neuf ; il avait deux sentinelles à sa porte. Julien (de Toulouse), Dandenac et Bourbotte, le beau-frère de Carra, le poète Roussel, étaient de ce souper. Je m’étais aperçu plus d’une fois, à Paris, à Tours et ailleurs, qu’il régnait une extrême division entre les représentants du peuple. J’avais été témoin, deux jours avant, d’une querelle qui s’éleva entre Goupilleau et Carra au sujet de la nomination d’un apothicaire de l’armée. Je les avais entendus se traiter mutuellement de roué, d’intrigant ; j’avais entendu Goupilleau nommer Carra « vieille machine détraquée ». Je savais que les représentants du peuple se qualifiaient les uns et les autres du titre de « scélérat » et sans beaucoup de façons. Je gardai le silence pendant une grande partie du souper. Je le rompis lorsque j’entendis Bourbotte dire qu’il réduirait bien ceux qui contrariaient leurs opérations à la Convention nationale, et qu’il avait juré la mort de tous ces gens-là.

« — Il vaudrait bien mieux, lui dis-je, que la paix régnât parmi nos représentants ; elle serait le présage du bonheur des Français.

« Julien appuya fortement l’opinion de son collègue et renchérit sur ce qu’il avait dit. Je lui répondis qu’il n’y avait rien de plus respectable qu’une assemblée d’hommes libres, destinés à donner des lois à leur patrie. J’ajoutai que des législateurs devaient avoir le cœur brûlant et la tête froide.

« — Cela est impossible, répondit Bourbotte, quand on discute d’aussi grands intérêts.

« — Et tous les décrets de la Convention nationale n’ont-ils pas pour objet le bonheur du peuple ? reprit fièrement Julien. L’Assemblée Constituante n’a-t-elle pas donné l’exemple des débats les plus orageux, des scènes les plus révoltantes ?