Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/604

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les prolétaires ? Mais entre les conceptions sociales de la Gironde et celles de la Montagne il n’y avait pas antagonisme profond. Les Montagnards, dans l’ensemble, n’étaient ni des communistes ni des niveleurs. C’est par tactique politique que la Gironde affectait d’être contre eux la gardienne de la propriété. Gorsas, dans son mémoire sur le 31 mai et le 2 juin, insiste sur la manœuvre : c’est pour sauver la France de la loi agraire que la Gironde luttait.

Mais tout cela n’est que trompe-l’œil et habileté de polémique. Les Montagnards et la Commune même voulaient assurer aussi nettement que la Gironde le respect des propriétés et la forme essentielle de la propriété. Les luttes politiques de la Gironde et de la Montagne conduisirent les deux partis à s’appuyer l’un sur les intérêts bourgeois, l’autre sur la force du peuple. Mais c’étaient en effet des luttes de partis plutôt que d’essentielles luttes de classes. Si la Gironde avait cru pouvoir assurer par là sa domination, elle se serait prêtée et à l’emprunt forcé et progressif, et au maximum. Elle n’avait pas un dogmatisme économique inflexible. Mais, comme elle s’était laissée dépasser par l’élan politique du peuple, elle était naturellement amenée à ménager ce qui lui restait de clientèle révolutionnaire, la bourgeoisie de négoce et d’industrie.

La Gironde fut-elle compromise aux yeux des prolétaires par la dissipation et le luxe de sa vie ? Mais il n’est point démontré que les mœurs des Girondins fussent plus libres que celles des Montagnards. Les dîners ministériels donnés par Roland étaient surtout exploités contre la Gironde à cause de leur caractère politique. Les Roland étaient probes, et leurs ennemis mêmes le savaient. Au demeurant, si plusieurs des Girondins avaient, comme avant eux Barnave, cédé à l’attrait de la vie mondaine, s’ils avaient fréquenté salons, théâtres et boudoirs, le fond de modestie de leur vie n’en avait pas été entamé. D’ailleurs tous leurs adversaires étaient-ils donc des ascètes ? Quand on l’accusait de jouir trop largement de la vie, Danton ne se défendait pas, il haussait les épaules, ou même se vantait avec quelque brutalité de la vertu de son tempérament.

Robespierre était sobre et chaste, mais, en somme, il vivait dans un large bien-être et dans une sorte de sécurité raffinée. Les Duplay, qui l’avaient appelé dans leur intimité, étaient des bourgeois très aisés. « Le menuisier Duplay », assez gros patron en menuiserie, avait, en loyer de maisons, dix à douze mille livres de rente, sans compter les bénéfices de son industrie. Dans la maison confortable et paisible de la rue Saint-Honoré, Robespierre n’était pas seulement adulé : il était soigné par toute cette famille de jacobins zélés comme un curé par des dévotes. Il avait en quelque mesure les douceurs de la vie de famille sans en avoir les charges. Aucun souci d’argent ou de ménage, liberté complète, bien-être délicat, affections dévouées, n’était ce pas l’idéal de la vie pour cet homme dont le tempéra-