Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/658

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même, aurait dépassé de beaucoup l’application immédiate qu’Harmand prétendait en faire. À vrai dire, c’est ce principe qui a soutenu toute la législation protectrice du travail, Harmand se sentait ou se croyait isolé. Et il est vrai que la plupart des Conventionnels auraient hésité à donner une forme aussi nette et aussi brutale à leur pensée. Mais beaucoup d’entre eux étaient prêts à interpréter, au fond, le droit de propriété dans le sens d’Harmand.

Robespierre répugnait beaucoup à laisser au droit de propriété un caractère absolu, et sur ce point il y a accord, comme je le montrerai tout à l’heure, entre ses vues et celles d’Harmand. Mais il ne s’exprimait pas avec la même vigueur, et surtout, ce qui distingue la pensée d’Harmand et celle de Robespierre, c’est qu’Harmand, dans sa conception sociale, est beaucoup moins « spiritualiste ». Il insiste beaucoup plus sur la vanité des satisfactions purement idéales, et sur la nécessité d’une réforme matérielle et économique. « La révolution des esprits » lui suffit beaucoup moins qu’à Robespierre, il veut « la révolution dans les choses », c’est-à-dire au fond, dans les rapports sociaux. Mais l’étroitesse de sa conclusion jette sur ses principes mêmes une sorte de défaveur. On dirait, à voir les conséquences assez pauvres qu’il en déduit, qu’il n’a pas attaché lui-même tout leur sens aux formules théoriques qu’il pose d’abord.

La pensée sociale de Billaud-Varennes est bien plus large, plus forte, plus pénétrante. Ce n’est pas seulement une sorte de révolte occasionnelle de l’esprit déterminée par le renchérissement momentané des subsistances, il a sondé les plaies profondes et permanentes d’une société où la propriété de quelques-uns refoule le plus grand nombre dans la misère et la servitude.

C’est dans ses Éléments de républicanisme, dont la première partie parut le 15 février 1793, que Billaud-Varennes développe sa critique sociale. Et tout d’abord il proteste avec une grande force contre la prétendue nécessité qu’il y ait des pauvres ; il réfute le sophisme qui fait de la pauvreté éternelle la condition même de l’activité du peuple et du travail humain.

« Le manœuvre et l’ouvrier, a dit Voltaire, doivent être réduits au nécessaire pour travailler ; telle est la nature de l’homme ; il faut que ce grand nombre d’individus soit pauvre, mais il ne faut pas qu’il soit misérable. »

« De la pauvreté sans misère ! Des malheureux sans malheur ! Quelle incohérence ! Quelle absurdité !… Comment oser prétendre qu’une misère factice soit dans la nature de l’homme quand il se trouve placé au centre de tant de riches productions ! Il a bien assez des maux qui tiennent immédiatement à son essence, sans qu’une politique machiavélique s’étudie encore à grossir le poids de ses calamités par des encouragements donnés à ses oppresseurs ! Quoi ! l’indigence doit être le partage de la multitude ! Certes ce langage est facile à tenir quand on est soi-même du petit nombre de ceux qui nagent dans l’opulence ! Et cependant ce philosophe épicurien. Voltaire lui-même, a-t-il eu besoin de sentir les atteintes de la nécessité pour créer quatre-vingt