Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/659

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onze volumes, lui qui jouissait d’une fortune considérable et qui néanmoins a été l’un des êtres les plus laborieux de ce siècle jusqu’à l’âge de plus de quatre-vingts ans !

« Sans doute l’homme réduit à la condition d’une bête de somme, et contraint de travailler sans relâche avec la certitude de ne jamais recueillir la plus légère portion du fruit de son labeur, refuserait peut-être de se donner tant de peine si la faim ne devenait pas pour lui un stimulant, comme les coups de fouet forcent les victimes de l’avarice espagnole à s’engloutir toutes vivantes dans les mines du Pérou. Mais rétablissez l’équilibre et quelque difficiles que soient les tâches de la société, il se trouvera toujours des gens de bonne volonté pour les remplir. Est-il une profession plus fatigante et qui expose la santé et la vie à plus de dangers que le métier de marin ? Cependant à peine le matelot a-t-il mis pied à terre que sans songer à jouir des profits de ses voyages, il brûle de se rembarquer. Il ne faut pas connaître le cœur humain, il faut nous assimiler à la brute qui s’endort machinalement dès que les besoins de première nécessité sont assouvis, pour supposer que l’homme, à son exemple ne soit mû que par les mêmes appétits ! Eh ! qui ne sait pas que les sensations morales ont sur notre être un empire absolu auquel le sauvage lui-même est soumis, puisqu’il sa montre sensible à la gloire et qu’il compte les plus beaux de ses jours par ses exploits guerriers ? Qui ne sait pas que l’état de civilisation nous plongeant tous, comme Tantale, dans un fleuve de sensations, il en résulte que les jouissances de l’imagination et du cœur rendent absolument secondaires celles qui sont purement animales.

« … Les passions dont notre âme est le siège ressemblent au choc perpétuel des éléments qui, paraissant tendre à la destruction de l’univers, éternise au contraire sa conservation et sert à féconder tous ses germes productifs. Encore une fois, il faut n’avoir jamais réfléchi sur les effets désastreux de la pauvreté pour s’être permis de la présumer nécessaire. »

Non, cette pauvreté funeste, cette pauvreté paralysante qui, bien loin d’exciter les énergies de l’homme, les stupéfie ou les abat, n’est pas une nécessité. Elle est un obstacle au progrès, bien loin d’en être la condition. Et elle n’est pas une suite nécessaire de la nature humaine. Elle est la conséquence d’un ordre social vicieux qui accumule aux mains de quelques-uns les richesses produites par le plus grand nombre. Elle résulte du défaut de puissance et du défaut de sécurité où le manque de propriété réduit la plupart des hommes.

« La mendicité devient une suite immédiate de l’accumulation des fortunes, puisque ceux qui les possèdent n’ont qu’à fermer la main pour réduire sans ressources quiconque n’a que son génie et ses bras. Et certes, quand on dit à un mendiant : Allez travailler, s’il répond : Procurez-moi du travail, quel reproche amer pour nos institutions sociales ! et dans quel embarras