Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/66

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une discussion éternelle, sans limite et sans fond, ouverte dans des assemblées dont on ne pouvait borner la compétence à la question de la peine. C’était la dérision de la souveraineté nationale, puisque les pauvres absorbés par le travail de chaque jour ne pouvaient être assidus à ces longs et interminables débats. Et pendant que la nation sera paralysée par cette délibération immense et éparse, pendant que ses énergies seront comme dévorées sur place par une discussion dont nul ne peut prévoir le terme, les ennemis envahiront le territoire :

« Ils trouveront la nation délibérant sur Louis XVI ; ils la trouveront occupée à décider s’il a mérité la mort, interrogeant le Code pénal, ou pesant les motifs de le traiter avec indulgence ou avec sévérité ; ils la surprendront agitée, épuisée, fatiguée par les scandaleuses discussions. Alors, si les intrépides amis de la liberté, aujourd’hui persécutés avec tant de fureur, ne sont point encore immolés, ils auront quelque chose de mieux à faire que de disputer sur un point de procédure : il faudra qu’ils volent à la défense de la patrie, il faudra qu’ils laissent les tribunes et le théâtre des assemblées, converties en arènes de chicaneurs, aux riches, amis naturels de la monarchie, aux égoïstes, aux hommes lâches et faibles, à tous les champions du feuillantisme et de l’aristocratie…

« Ainsi, tandis que tous les citoyens les plus courageux répandraient le reste de leur sang pour la patrie, la lie de la nation, les hommes les plus lâches et les plus corrompus, tous les reptiles de la chicane, tous les bourgeois orgueilleux et aristocrates, tous les hommes nés pour ramper et pour opprimer sous un roi, maîtres des assemblées désertées par la vertu simple et indigente, détruiraient impunément l’ouvrage des héros de la liberté, livreraient et leurs femmes et leurs enfants à la servitude, et seuls décideraient insolemment des destinées de l’État. »

C’est toute la clientèle girondine, bourgeoisie de chicane ou bourgeoisie du haut négoce, dominante encore dans les municipalités, que Robespierre dessine ici d’un trait implacable. Le prétendu appel au peuple ne sera, en réalité, qu’un appel à la bourgeoisie contre le peuple. Voici que l’unité première de la Révolution se dissout et que la lutte engagée autour du procès du roi apparaît comme une lutte de classes dans la société de la Révolution. On dirait que Robespierre, redoutant l’influence éblouissante encore de la Gironde et de la grande bourgeoisie révolutionnaire, appelle à lui du fond de la terre toutes les forces inorganiques du prolétariat. Que les riches sauvent le roi, que les pauvres sauvent la Révolution. Vraiment, c’était bien un abîme de guerre civile qu’allait ouvrir l’appel au peuple : guerre civile, creusée bientôt en guerre sociale. C’est bien le salut du roi que l’on se propose : à mesure que les jours s’écoulent, l’impression des crimes de Louis s’atténue, et plus on s’éloigne du Dix-Août, plus les chances du coupable augmentent. L’appel au peuple, c’est encore une façon de gagner du temps