Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/660

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doit-il jeter toute âme sensible ! Mirabeau, dont l’astucieuse scélératesse surpasse encore la supériorité des talents, Mirabeau s’est pourtant trompé en avouant par un axiome démagogique, qu’il fallait être ou propriétaire, ou mercenaire ou voleur, car il reste une quatrième manière d’exister, qui est celle de mendier son pain : condition si rapprochée du mercenaire qu’elle devient trop souvent son unique patrimoine. Qu’un ouvrier soit sans travail, qu’un artisan tombe malade, qu’un laquais soit congédié, et voilà autant d’individus qui vont bientôt mourir de faim, s’ils ne se trouvent promptement en état de se procurer de l’emploi. C’est pourquoi, lorsque dans les campagnes on ne s’aperçoit pas du manque d’hôpitaux, ils sont devenus indispensables dans ce qu’on appelle des cités florissantes. Il résulte de cette vérité que les ressources sont cent fois plus circonscrites où réside l’opulence que dans les endroits où siège la médiocrité. L’artisan de luxe, borné à son talent et incapable de remplir toute autre tâche que celle qu’il s’est imposée, devient un être inutile à la société et à charge à lui-même à l’instant que quelque accident personnel ou quelque commotion publique le laissent tout à coup sans occupation. Aussi faut-il le dire à notre honte : la mendicité qui parait avoir été inconnue des anciens, est devenue parmi nous une véritable profession, qui a son jargon, ses règles et ses finesses, et que le père des philosophes français, l’excellent observateur Montaigne a si bien nommée : le métier de la gueuserie. »

À coup sûr Billaud-Varennes s’exagère la sécurité de vie des civilisations anciennes et des périodes purement agricoles. Elles avaient des misères presque infinies et qui, pour être plus dormantes, n’en étaient pas moins profondes. Mais va-t-il nous proposer je ne sais quelle utopie patriarcale ? Va-t-il nous conseiller un retour à la vie champêtre, à la médiocrité des habitudes et des goûts ? Est-ce par une sorte de renoncement universel qu’il remédie au vice de pauvreté ? Mais d’abord Billaud-Varennes aime ce qu’on peut appeler le grand luxe collectif. S’il a dans l’esprit d’austères souvenirs de Sparte, il a gardé aussi dans les yeux la vision grandiose de cette Rome monumentale avec laquelle les hommes du xviiie siècle, par toutes leurs études, étaient familiers.

Il propose, aussi bien pour ajouter à la noblesse de la vie moderne que pour occuper les ouvriers, de vastes et magnifiques travaux publics : que partout la nation et la cité édifient des amphithéâtres et des aqueducs, ouvrent de larges voies triomphales, vraiment dignes d’un peuple-roi. Mais il ne veut même pas atteindre le luxe privé, et contrarier l’essor de la civilisation industrielle et mercantile. Toute réforme violente, opérée brusquement et à contresens du mouvement moderne, ne ferait qu’aggraver la misère qu’elle prétendrait guérir.

« À moins qu’une violente explosion ait tout confondu ou qu’il s’agisse d’organiser une colonie, ce qui, nivelant tous les intérêts, ne laisse prédo-