Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/806

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séquent, faire un acte nul, à moins qu’on ne prétende qu’une génération ait pu, dans certain temps, s’ériger en dominatrice absolue de tous les peuples ses successeurs et réunir en elle seule toute leur souveraineté. Eh ! comment les hommes auraient-ils pu acquérir un pareil domaine sur ce qu’il leur plaît d’appeler leur propriété foncière, eux qui ne l’ont pas sur leur propriété simple, sur leur propre personne ?

« Assurément, rien ne leur appartient mieux que leur propre existence, rien n’est plus à eux que ce qui compose leur être ; cependant, lorsqu’ils meurent, ils le rendent tout entier à la nature ; leurs membres dissous rentrent dans la masse commune, et vont servir à la formation d’autres êtres qui n’ont rien de commun avec eux. Par quelle vertu secrète, par quel art magique ont-ils donc imprimé un caractère indestructible sur ce qui ne fut qu’en leur possession externe ?

« Comment se fait-il que, tandis qu’eux-mêmes restent dans le grand communal, leurs biens s’en trouvent pour toujours séparés ? C’est que ce droit n’est qu’une violation manifeste de tous les droits, un acte de félonie envers le légitime empire de la nature, pour amener celui de la fortune : divinité fatale que les hommes se sont créée contre la teneur même du pacte social et qui est ainsi devenue la cause funeste de tous leurs maux sociaux.

« En effet, ce ne fut que pour se prêter de mutuels secours, et pour multiplier leurs moyens réciproques de bonheur, que les hommes s’unirent en société. Cette première disposition éloignait d’eux toute fortuité et supposait la convention expresse ou tacite que chaque associé, parlant de ses droits de nature qu’il ferait valoir selon son talent, serait tenu de porter dans la ressource commune son genre d’utilité, s’il en voulait retirer l’intérêt proportionnel du produit. Mais, dès que le droit de propriété foncière, tel que nous l’avons, vient à paraître, la convention fut annulée par le fait, les droits de nature disparurent pour faire place à ceux de la fortune, et la chose commune devient une source de brigandage que se disputent, non ceux qui y mettent constamment le plus du leur, ils en sont trop éloignés, mais ceux que le sort place à portée du pillage, ou qui savent s’y frayer une route par toute sorte de moyens.

« Ainsi, par cette infraction des premières intentions du pacte social, il arrive que tel qui ne porte dans la mise commune que le poids de sa personne, ou ce qui est encore pis, qu’un faux tribut, qu’une mise nuisible, en retire beaucoup ; tandis que tel autre qui y consacre toute une vie laborieuse et pénible, n’en retire rien, si ce n’est une surcharge de peines.

« Ainsi, tandis que la riche oisiveté, l’intrigue, l’imposture, l’audace dévorent tous les avantages de la société en la déchirant, c’est pour réparer leurs dommages et pour les alimenter, que la probité laborieuse et condamnée à une pauvreté imméritée se consume. Je sais bien que le mal est universel, et que notre espèce policée, divisée par troupeaux diversement con-