Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/962

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Enfin, et c’est la terrible rançon de l’échafaud, la mort avait été si souvent depuis des mois l’expédient suprême, la grande solution, qu’à chaque problème qui troublait et dépassait l’esprit elle revenait s’offrir avec une sorte de familiarité obsédante. Ou bien elle aurait raison des pervers et des corrompus qui souillaient la Révolution, ou bien elle ouvrirait aux hommes vertueux cet asile d’immortalité où ils aspiraient. Parfois aussi une inquiétude qui ressemblait à un remords étonnait Robespierre et Saint-Just : Quoi ! Vergniaud était mort, et mort par eux ! Desmoulins était mort, et mort par eux ! Danton était mort, et mort, par eux ! Et tout bas, à ces heures de trouble, ils s’offraient eux-mêmes à la mort pour s’absoudre de l’avoir si souvent appelée contre des compagnons de lutte, contre des amis.

Saint-Just voulait vivre : il comprenait bien que la politique de la mort était la négation de la Révolution elle-même, que des ombres, même illustres, ne défendraient pas. Et pourtant il est comme habité du fantôme de ceux qu’il a d’un geste menés à l’échafaud. Et quel mélange poignant de mélancolie et d’orgueil dans les lignes qu’il a tracées après la mort de Danton !

« J’avais l’idée touchante que la mémoire d’un ami de l’humanité doit être chère un jour. Car enfin l’homme obligé de s’isoler du monde et de lui-même, jette son ancre dans l’avenir, et presse sur son cœur la postérité, innocente des maux présents. »

C’est Saint-Just qui souligne lui-même ces paroles, cet appel d’un homme déjà déraciné de la vie.

« Dieu, protecteur de l’innocence et de la vérité, puisque tu m’as conduit parmi quelques pervers, c’était sans doute pour les démasquer !

« La politique avait compté beaucoup sur cette idée, que personne n’oserait attaquer des hommes célèbres environnés d’une grande illusion… J’ai laissé derrière moi toutes ces faiblesses ; je n’aime que la vérité dans l’Univers, et je l’ai dite…

« Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau (souligné par Saint-Just). Je l’implore, le tombeau, comme un bienfait de la Providence, pour n’être plus témoin des forfaits ourdis contre ma patrie et l’humanité.

« Certes, c’est quitter peu de chose qu’une vie malheureuse, dans laquelle on est condamné à végéter, le complice ou le témoin impuissant du crime…

« Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle, on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière ; mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux. »

Sombre et stérilisante exaltation. Ces hommes avaient les yeux comme fascinés par la porte de la mort que si souvent ils avaient ouverte pour d’autres. Et au moment même où il faudrait donner confiance à la Révolution dans