Page:Jaurès - Histoire socialiste, IV.djvu/963

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la bonté de la vie, et rasséréner les cœurs obsédés de souvenirs sanglants, eux-mêmes s’essayent sans cesse, en idée, à se coucher dans le tombeau.

Cependant Robespierre ne pouvait demeurer dans cet état suspensif. La Révolution, la France, l’Europe attendaient de lui une parole, un signal. Son premier grand acte fut une grande faute. En floréal, il proposa à la Convention, et il lui fit adopter, après un long discours éloquent, la reconnaissance officielle de l’Être Suprême et de l’immortalité de l’âme. Oui, ce fut une faute politique décisive. Non pas que ces affirmations déistes choquassent la raison de la plupart des Français. Les athées et les matérialistes étaient rares. Ceux mêmes, comme Danton, qui devaient dire devant le tribunal révolutionnaire : « Ma demeure sera bientôt le néant », avaient cru politique de parler de Dieu. Aussi bien le panthéisme matérialiste pouvait s’accommoder de ce mot de Dieu et l’interpréter. Les plus déistes, comme l’ancien rédacteur du Journal de la Montagne, Laveaux, étaient bien près de confondre Dieu avec « l’ordre de la nature ». Et la Convention elle-même avait décrété une « fête à l’Être Suprême et à la Nature ». Peut-être, si le socialisme était arrivé dès lors à une idée claire, à une nette et profonde conscience de lui-même, aurait-il objecté que le Dieu extérieur et supérieur au monde, invoqué par Robespierre pour compléter ou redresser la justice humaine, rompait la solidarité des hommes dans l’espace et le temps. Il faisait justice à chacun d’eux individuellement ; et toutes ces âmes séparées, tous ces esprits dont le destin s’accomplissait hors de l’humanité, semblaient ravaler la société humaine, puisque c’est hors d’elle et au-dessus d’elle qu’ils trouvaient le bonheur et le droit. Mais le communisme n’avait pas encore sa formule ; et il n’avait pu façonner une métaphysique du monde.

D’autre part, ceux qui, comme Condorcet, ne voulaient d’autre élysée que celui que la raison savait se créer n’étaient qu’une minorité infime et vraiment négligeable. La grande crise révolutionnaire avait exalté en beaucoup d’âmes le sens de la vie immortelle. Les chrétiens qu’avait envahis l’indifférence du siècle retrouvaient dans l’épreuve l’ardeur de leur foi. Combien, de la charrette qui les conduisait à l’échafaud, cherchèrent des yeux dans la foule le prêtre insermenté qui leur avait promis un signe de réconciliation éternelle ! Les révolutionnaires aussi, en qui l’idée de l’immortalité avait été insinuée par Rousseau comme une vague rêverie morale, la passionnaient soudain de toute la frénésie de la vie menacée. L’échafaud emplissait la ville d’une lueur d’immortalité. Les Girondins, ou dans leurs suprêmes paroles ou dans leurs écrits désespérés, attestèrent leur foi en Dieu et en l’âme immortelle. Camille Desmoulins, de sa prison, demandait à Lucile le livre de Platon sur l’immortalité de l’âme. À beaucoup d’esprits exaltés par le malheur, par l’héroïsme et par la gloire, l’immortalité apparaissait comme le rendez-vous sublime des héros de tous les siècles : Charlotte Corday, avec une sérénité antique, disait qu’elle allait rejoindre aux Champs-