Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/124

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une débauche d’arbitraire. Toutes les vengeances privées purent se satisfaire et toutes les rancunes s’exercer, la plainte d’un seul servant de base à un procès. Près de cent mille dénonciations vinrent émouvoir une justice dont la main inlassable s’abaissait, se levait, s’abaissait encore comme par un geste mécanique. Et pas une plainte ne s’éleva ! Aucune voix courageuse ne fit blêmir les hommes de sang qui se livraient à ces excès sur un pays sans défense. La Révolution, certes, avait fait des victimes, et tout le sang qui coula par elle ne fut pas utilement ou justement versé. Mais elle avait au moins une raison dans la violence des coups qui lui étaient portés : les émigrés agitaient contre elle l’Europe ; l’Angleterre tenait le trésor de guerre de la coalition ; les Prussiens étaient à Verdun ; la Vendée en armes, Toulon livré à l’ennemi. La Restauration était maîtresse incontestée du pays ; Napoléon confié aux flots innombrables qui le gardaient mieux que les bataillons ; une armée de 150 000 hommes sur le sol de la France, et qui l’eût garantie de tout acte pouvant compromettre le paiement annuel des indemnités, et plus de treize mois s’étaient écoulés depuis la chute de l’empereur ! Tout était docile au régime nouveau, les magistrats comme les maréchaux. Même, à la voix du duc de Feltre, ceux-ci avaient prêté le serment de fidélité renouvelé de l’ancien régime, et ces fiers conquérants qui avaient cavalcadé à travers l’Europe avaient ployé le genou. La bassesse correspondait à la férocité. Pour maudire et injurier les vaincus, la démagogie des rues se joignait à la courtisanerie des salons, toutes deux fraternelles, comme la prostitution et la débauche. La presse approuvait, et le Journal des Débats allait jusque sous la main du bourreau souiller fièrement les mourants. À part les accusés, à part la phalange d’avocats, dont la vaillance collective efface un peu la lâcheté individuelle des avocats de Bordeaux, nul n’éleva la voix pour rappeler la clémence. Même dans les années qui suivirent, les poètes qui dans leur âge viril devaient trouver d’immortelles flétrissures pour le crime, Victor Hugo et Lamartine (ce dernier, il est vrai, fonctionnaire du roi) ne purent, en pleine jeunesse, quand la sensibilité n’est pas encore émoussée, accorder leur lyre pour en tirer de plaintifs accents.

De toute cette furie la responsabilité retombe presque tout entière sur la Chambre introuvable. C’est elle qui avait provoqué par ses excès, dans le pays tout entier, des protestations et des séditions que le ministère se crut obligé ensuite de noyer dans le sang. Et elle est à un autre titre responsable, elle a excité à plus de sévérité que n’en eût montré le gouvernement lui-même. Dès le milieu de 1816, M. Decazes, chef réel du cabinet dont M. de Richelieu, d’ailleurs occupé à la libération du territoire, n’était que le président nominal, M. Decazes voulait dissoudre la Chambre. Mais il redoutait l’événement et son lendemain ; il crut devoir montrer impitoyable la main qui s’apprêtait à se montrer ferme contre les excès royalistes, afin de n’être pas accusé de déserter la cause du roi. Il savait les passions qu’il allait combattre