Page:Jaurès - Histoire socialiste, VII.djvu/18

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ses veines, comme les yeux des mères, étaient taries. Le spectacle offert était effroyable. Toute la jeunesse fauchée avant l’âge, l’adolescence elle-même enrôlée, les ateliers et les sillons vidés pour emplir la caserne et, dans les villes, seulement des vieillards et de tout jeunes hommes, la virilité ravie par la bataille incessante. Des réfractaires hâves, pâles, traqués ; des mères dont les lèvres se chargeaient de malédictions muettes. Ni commerce ni industrie. C’était là que l’avidité d’un homme, l’ambition désordonnée, une fureur de conquêtes avaient mené la France. C’est vrai, et jamais on ne trouvera de trop sombres couleurs pour ce tableau… Mais qui avait acclamé, au retour de ses chevauchées à travers l’Europe, l’homme néfaste par qui sombrait la patrie ? Qui avait trouvé les flatteuses formules pour ajouter à l’auréole du génie qui venait de ravager le monde ? Les mêmes femmes, les mêmes hommes, la même société, la même lie qui, maintenant, débordait dans les rues pour acclamer le vainqueur. Pendant tout le temps qu’avait duré l’infernale conquête, aucun d’eux n’avait élevé la voix, et les parlementaires et les nobles avaient laissé à une femme le bénéfice immortel des invectives jetées au colosse. Même, ne pouvant ou n’osant protester, ils n’avaient pas gardé devant cette débauche de la force ce silence empreint de dignité et de dédain qui inquiète la victoire elle-même.

C’est seulement en 1814, après s’être tu devant les victoires impériales, qu’à la veille des défaites de la patrie, M. Lainé, à la Chambre, avait osé parler ; et même, en M. Lainé, on sentit bien plus tard que seul le royaliste, et non le patriote, s’était ému, quand on le vit, à Bordeaux, hisser le drapeau blanc sous la protection de Wellington, et accepter d’être le préfet de la Gironde avec l’appui des baïonnettes anglaises. Les uns avaient mendié, comme la famille des La Rochefoucauld, comme celle de Talleyrand. D’autres avaient trafiqué, comme les Laffite et les Péréjoux, et ce n’est pas eux qui avaient souffert de l’interminable combat. Au contraire, le peuple avait protesté ; un jour, dans le quartier Saint-Antoine, un jeune homme atteint par la conscription s’était placé derrière l’empereur et avait injurié le tyran. En vain la police impériale l’avait voulu capturer. D’autres fois, des conscrits criaient dans la capitale, appelaient au secours, et la population les ravissait aux soldats. Et maintenant c’étaient les hommes du peuple qui étaient consternés, c’était la noblesse mêlée de roture enrichie qui fléchissait le genou devant le vainqueur. Ainsi elle remerciait le vainqueur de lui ramener le gouvernement royal, les vieux privilèges, les vieilles castes, en un mot, tout le passé. De plus elle défendait ses richesses, cherchant dans la paix, le lucre, la rémunération, le profit, abritant ses intérêts politiques et mercantiles dans l’invasion comme elle les avait abrités hier dans l’émigration. C’était l’émigration qui revenait en armes. Au seuil de la Restauration, se rencontraient les deux courants d’autrefois, les deux ennemis, les