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Page:Jean Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 9, 1866.djvu/473

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profession qui ne regarde que soi. Voilà pourquoi l’agriculteur ne sème pas seulement la quantité de froment qui lui suffirait à lui ; s’il s’en avisait, il ne serait pas long à se perdre, et les autres avec lui. L’agriculteur recherche l’intérêt du grand nombre. Et ce n’est pas seulement pour se défendre des périls, que le soldat tient bon dans la mêlée, c’est aussi pour garantir la sûreté des villes ; et le marchand ne transporte pas seulement les marchandises nécessaires à lui seul, mais ce qu’il en faut pour le grand nombre. Je sais bien maintenant ce qu’on m’objectera. Ce n’est pas dans mon intérêt, c’est dans son intérêt propre que chacun fait ses affaires. Le désir de l’argent, le désir de la gloire, le besoin de se défendre, expliquent seuls toutes ces actions. En cherchant mon intérêt, c’est le sien que chacun cherche. Je ne dis pas autre chose, et, depuis longtemps, j’attendais ces paroles ; tout ce discours, je l’ai fait uniquement pour vous montrer ceci : Votre prochain ne trouve son utilité, qu’en considérant la vôtre, comme les hommes ne chercheraient pas l’utilité du prochain s’ils ne sentaient pas cette nécessité qui les y conduit. Dieu a ainsi enchaîné tous les hommes d’une manière qui ne permet de trouver l’intérêt propre, qu’en suivant la route où se trouvent les intérêts d’autrui. C’est là, à n’en pas douter, la condition de l’homme ; il est fait pour travailler à l’intérêt du prochain.
Mais ce n’est pas cette considération de l’intérêt propre, c’est la considération du bon plaisir de Dieu qui doit opérer la persuasion. Nul, en effet, ne peut être sauvé qu’à cette condition. Vous aurez beau pratiquer la plus haute sagesse, mépriser toutes les choses périssables, vous n’aurez rien gagné auprès de Dieu. Qui le prouve ? Les paroles que le bienheureux Paul a fait entendre : « Quand j’aurais distribué tout mon bien pour nourrir les pauvres, et que j’aurais livré mon corps pour être brûlé, si je n’ai point la charité, tout cela ne me sert de rien », dit-il. (1Cor. 13,3) Voyez-vous tout ce que Paul exige de nous ? Remarquez : celui qui distribue des aliments, ne cherche pourtant pas ici son intérêt, mais l’intérêt du prochain ; toutefois, cela ne suffit pas, dit-il ; il veut la générosité, la plénitude de la sympathie. Si Dieu nous a fait ce précepte, c’est pour nous lier par la charité. Eh bien, si telle est l’exigence de Paul, et si nous n’accordons pas même beaucoup moins, quelle pourra être notre excuse ? Mais comment donc, me direz-vous, Dieu a-t-il pu dire à Loth, par ses anges : « Ne pensez « qu’à sauver promptement votre âme ? » (Gen. 19,22) Dites-moi en quelle circonstance, et pourquoi ? C’est quand le châtiment s’infligeait ; c’est quand la correction n’était plus possible ; c’est quand les coupables étaient condamnés comme atteints d’un mal incurable, lorsque vieillards et jeunes gens se précipitaient dans les mêmes amours ; quand il n’y avait plus enfin qu’à les brûler tous ensemble ; c’est dans ce jour terrible où la foudre allait tomber. Ces paroles d’ailleurs n’ont rien de commun avec la vertu et le vice ; il s’agit d’un fléau envoyé de Dieu. Que fallait-il faire, je vous le demande ? S’asseoir ? subir le supplice, et, sans aucune utilité pour les autres, brûler avec eux ? C’eût été le comble de la démence. Et moi, je ne vous dis pas qu’il faille de nécessité absolue, sans réflexion, inutilement, subir, le supplice, quand ce n’est pas la volonté de Dieu ; mais quand un homme est en proie au vice, dans ce cas, je vous le dis, jetez-vous dans le danger pour le corriger et le redresser ; et cela, si vous voulez, dans l’intérêt du prochain ; et si ce n’est pas pour cette raison, que ce soit au moins pour le profit qui vous en reviendra. La première de ces deux raisons est de beaucoup la meilleure ; mais, si vous ne pouvez pas atteindre à cette hauteur agissez au moins en pensant à vous, et que personne ne cherche son intérêt propre, s’il veut être sûr de le trouver. Et concevons bien tous que ni le renoncement aux richesses, ni le martyre, ni quoi que ce soit, ne nous peut protéger, si nous n’avons pas la perfection de la charité. Gardons-la donc avant toutes les autres vertus, afin d’obtenir, par elle, et les biens présents et tous ceux qui nous sont promis, et puissions-nous tous entrer dans ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, là gloire, l’honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.