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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


habitués au spectacle des pires misères, furent émus, commencèrent à douter qu’il fût coupable[1]. Ainsi cette chute passagère dans la simple douleur humaine fit plus pour lui concilier les cœurs que tout son stoïcisme d’école. Il sanglotait, comme un enfant, en lisant les lettres que le commandant lui remettait lui-même : « Je souffre trop, cela ne peut pas durer plus longtemps[2]. »

Cependant, il eut encore la force de taire à sa femme ses souffrances physiques, si atroces qu’elles fussent devenues, et qu’il appelait, en son vocabulaire de mathématicien, « des infiniment petits[3] » : « Ma santé est bonne ; l’âme domine le corps. » Mais il lui cria ses angoisses, la conjurant, la pauvre impuissante, d’agir vite, de ne plus tarder à le sauver : « Tout ce masque d’infamie, que je porte à la place d’un misérable, me brûle le visage, me broie le cœur… Ce but, par quelque moyen que ce soit, tu dois l’atteindre… Ah ! souffrir sous toutes les formes, je sais ce que cela est, je te le jure. Depuis le temps que cela dure, mon cœur n’est qu’une plaie qui saigne… Il faut que cela finisse[4]. »

Et, comme des lettres de sa femme et de tous les siens s’élevait, malgré les vains ménagements de la pitié, un cri d’agonie qu’il entendait résonner inutilement dans le ciel vide, il voulut, étant « fait pour l’action », agir lui-même. Et encore une fois il écrivit au Président de la République pour protester de son innocence et réclamer la pleine et entière lumière sur cette tragique histoire, le suppliant, au nom de son honneur injustement arraché, les mains jointes dans

  1. Récit d’un gardien.
  2. Rapport d’août.
  3. Cinq Années, 141.
  4. 27 juillet, 2 et 27 août, 7 septembre.