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L’ILE DU DIABLE


tèrent parfois des paroles consolatrices. Un silence de mort plana sur ces familles affligées, écrasées par la fatalité. Il sembla à ces pauvres femmes, à ces hommes, jeunes ou vieux, « qu’ils étaient comme retranchés du monde des vivants[1] ». L’horrible flétrissure les a tous marqués. Le prisonnier de l’île du Diable serait cent fois coupable qu’ils ne le sont pas. Cependant ils sont devenus des parias. Il faut des siècles aux vérités scientifiques pour triompher des fables qui ont bercé l’enfance de l’humanité. Cette humanité sera bien vieille, la planète bien proche du refroidissement final, avant le triomphe des vérités morales inscrites en vain dans les livres des philosophes et dans les codes, par exemple « que les fautes sont personnelles ».

Même chez l’ami le meilleur, les Dreyfus sentaient, ou croyaient sentir, sous la sympathie, l’arrière-pensée qu’il est rare et beau d’être dépourvu de l’universel préjugé. Et, si l’arrière-pensée n’existe pas, si ce sont eux qui la supposent, c’est donc que le préjugé, qui les fait tant souffrir, est en eux-mêmes.

Tous avaient pris le deuil.

La direction des recherches avait été confiée, d’un accord unanime, à Mathieu Dreyfus. De deux ans plus âgé que son frère, il lui ressemblait beaucoup, de taille plus élancée cependant, la figure plus virile, aux traits réguliers, l’œil vif et franc, avec quelque chose de militaire, si bien qu’à les voir l’un près de l’autre, le capitaine avait l’apparence d’un professeur, et le filateur d’un officier. D’intelligence robuste et claire, avec plus de connaissance des hommes, le jugement délié, subtil, dès lors susceptible d’écarts, raisonnant tout, et trop,

  1. Souvenirs (inédits) de Mathieu Dreyfus.