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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


plus droits, les cœurs restent toujours généreux et sont prêts à oublier ce même emportement devant la douleur effroyable d’une épouse, d’une mère, qui ne veut qu’une chose, la découverte de la vérité, l’honneur de nos chers petits… Oh ! chère Lucie, écoute-moi bien, car, moi, j’ai tant souffert que je te parle comme de la tombe, du silence éternel qui vous place au-dessus de tout… Je te parle en père… Je te parle dans tout mon calme, dans ce grand silence douloureux qui vous élève au dessus de tout… »

Le lendemain (dimanche 6 septembre), le gardien-chef le prévint, dans la matinée, « qu’il ne pourra plus se promener dans la partie de l’île qui lui avait été réservée jusque-là ; il ne pourra plus marcher qu’autour de sa case[1] ».

Il ne comprit rien à cette nouvelle vexation, nota sur son journal : « Combien de temps résisterai-je encore ? » Depuis juin, il se sentait dépérir, le cerveau congestionné, l’estomac refusant toute nourriture ; mais, toujours « soumis et déférent », il « ne formulait jamais aucune plainte ni réclamation[2] ».

Il eut, pendant cette lourde journée, une vision de la fin prochaine ; il trouva la force d’écrire quelques lignes testamentaires :

Je lègue mes enfants à la France, à la patrie que j’ai toujours servie avec dévouement, avec loyauté, en suppliant de toute mon âme, de toutes mes forces, ceux qui sont à la tête des affaires de notre pays, de faire la lumière la plus complète sur cet effroyable drame. Et, ce jour-là, à eux de comprendre ce que des êtres humains ont souffert
  1. Cinq Années, 221.
  2. Rapport de septembre 1896.