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Page:Jouffret - De Hugo à Mistral, 1902.djvu/64

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À peine si une pièce, le Manchy, fait allusion à un des événements de sa jeunesse. On devine à l’âpreté de son accent et à l’amertume de son pessimisme que le poète a souffert, et c’est tout. Sauf quelques rares passages où percent quelques-uns de ses sentiments personnels, toute son œuvre reste impartiale, objective, non pas froide ou indifférente. Il y a de l’accent, un style très personnel, mais rien qui révèle ce qui se passe dans l’âme du poète.

Le poète sort de son siècle, parce que tout y est laid, obscurci par la fumée de la houille, deshonoré par les appétits barbares et les inventions inesthétiques de l’industrie moderne. « Plût aux dieux, dit-il dans une de ses préfaces, que je me fusse retiré au fond des antres de Samothrace ou des sanctuaires de l’Inde… mais je suis trop vieux de trois mille ans au moins, et je vis bon gré mal gré au dix-neuvième siècle de l’ère chrétienne. » Et en effet, il a beau faire. Il reste moderne, comme l’a très bien démontré M. P. Bourget, ne serait-ce que par cette curiosité universelle, cette aptitude à s’objectiver, à se projeter au-dehors de lui, à vivre de la vie intellectuelle des Grecs ou des Indous ; cette plasticité de l’imagination n’était possible qu’à un citoyen de XIXe siècle.

3° Quelle est la philosophie qui découle de cette conception particulière de la poésie ? Il est facile de le deviner. C’est l’idéalisme le plus excessif. Tout n’est qu’apparence, tout n’est que phénomène. Le monde est un torrent de phénomènes qui s’écoule incessamment, comme le disait le vieil Heraclite. « On ne se baigne pas deux fois dans les eaux du même fleuve. » Ce n’est pas tout-à-fait l’idéalisme de Kant et de Schopenhauer, car ces deux philosophes croient tout au moins à la persistance des lois et de l’esprit qui les pense. L’idéalisme de notre poète est encore plus radical. L’esprit même n’est qu’une fumée. Les phénomènes psychologiques n’ont pas plus de consistance que les phénomènes physiques. S’il fallait rattacher à une école