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DOCTRINE DE LA VERTU


licatesse de la plupart des hommes, qui ne manqueraient pas d’en faire un usage préjudiciable pour lui, soit à cause de ce défaut d’intelligence qui fait que bien des gens ne savent pas juger et discerner ce qui peut ou non se répéter, soit enfin à cause de l’indiscrétion. Or il est extrêmement rare de rencontrer toutes les qualités opposées à ces défauts, réunies dans une même personne (rara avis in terris, nigroque simillima cygno) ; surtout lorsqu’une étroite amitié exige de cet ami intelligent et discret, qu’il se regarde comme obligé de garder vis-à-vis d’un autre ami, qui passe aussi pour très-discret, le secret qui lui a été confié, à moins que celui qui le lui a confié ne lui en donne expressément la permission.

Pourtant l’amitié purement morale n’est pas un idéal, et ce cygne noir se montre bien réellement de temps à autre dans toute sa perfection. Mais pour cette autre amitié (pragmatique) qui se charge, par amour, des frais d’autrui, elle ne peut avoir ni la pureté ni la perfection désirée, celle qu’exige toute maxime exactement déterminée, et elle n’est que l’idéal d’un vœu, qui dans l’idée de la raison ne connaît point de limites, mais qui dans l’expérience est toujours très-borné.

L’ami des hommes[1] en général (c’est-à-dire l’ami de toute l’espèce) est celui qui prend part esthétiquement au bien de tous les hommes (qui partage leur joie), et qui ne le troublera jamais sans un profond regret. Mais l’expression d’ami des hommes signifie quelque chose

  1. Menschenfreund.