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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.

genre, chaque devoir se fonde sur une idée qui lui est propre, et il ne peut y avoir qu’une seule preuve pour chacun. Soit, par exemple, le devoir de la véracité : il a son principe dans le respect que nous nous devons à nous-mêmes ou dans notre dignité d’homme. Que si l’on allègue encore contre le mensonge le préjudice qu’il peut causer aux autres hommes, ce n’est plus la raison d’être de la véracité, mais un autre devoir que l’on invoque. Ce serait d’ailleurs un expédient indigne d’un philosophe que de vouloir compenser par le nombre des raisons le poids qui manque à chacune d’elles : un amas de raisons insuffisantes ne saurait former une raison suffisante. U faut laisser ce procédé à l’art oratoire ; chez un philosophe il dénoterait une absence complète de loyauté et de bonne foi. On voit donc quelle est ici la maxime à suivre. Kant l’oppose à ce vieil apophthegme : il n’y a qu’une seule vertu et qu’un seul vice. Si chaque devoir a son principe qui lui est propre et qui constitue sa raison d’être, il n’est pas vrai de dire qu’il n’y a qu’une vertu e£ qu’un vice : il y a nécessairement des vertus et des vices différents. La doctrine de la vertu a justement pour but de les spécifier.

Il y a un autre apophthegme contre lequel Kant ne s’élève pas avec moins de force : c’est celui qui fait consister la vertu dans une sorte de juste milieu entre deux vices opposés : virtus est medium vitiorum et utrinque reductum. Ce n’est pas dans le degré suivant lequel on pratique certaines maximes, mais uniquement dans la qualité propre de ces maximes qu’il faut chercher la différence de la vertu et du vice. Si, par exemple, l’économie est une vertu et si l’avarice et la prodigalité sont des vices, ce n’est pas parce que la première est un juste milieu entre les deux autres : une vertu ne peut avoir son principe dans l’amoindrissement successif de deux vices opposés. Chacune de ces choses a sa maxime qui la fait vertu ou vice ; ce n’est pas ici une question de degré, mais de nature. Autrement la sagesse, ne s’appuyant plus sur des principes fixes, deviendrait une chose incertaine et arbitraire. En effet, ce milieu à tenir entre deux vices, qui pourrait me l’indiquer ?

Enfin une troisième maxime à repousser est celle qui fait dépendre la vertu de l’expérience, et une troisième règle à suivre, c’est de mesurer notre force morale sur notre devoir,