Page:Kant - Doctrine de la vertu.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
xliii
DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


qu’elle procure, indispensable pour en faire un bel ensemble moral et lui donner toute sa perfection. »

Vices contraires aux vertus philanthropiques.

Nous venons de nommer les vertus dont se compose la philanthropie ; il faut aussi dénoncer les vices qui leur sont contraires 1[1].

De l’envie.

Le premier qui se présente dans cette détestable famille est l’envie. L’envie est cette disposition qui nous fait voir· avec chagrin le bien d’autrui, alors même que nous n’en éprouvons nous-mêmes aucun dommage. Comme nous n’estimons en général notre état et nos avantages que par comparaison, et non d’une façon absolue, on comprend que les premiers mouvements de l’envie soient dans la nature de l’homme. Aussi, en un sens, semble-t-elle permise : on dira par exemple, en parlant du bonheur et de l’union qui règnent dans un ménage ou dans une famille que c’est un spectacle digne d’envie. Mais l’exagération de ce sentiment en fait un vice hideux : il devient alors cette passion chagrine qui consiste à se tourmenter soi-même du bonheur des autres, qui tend par suite, ne fût-ce qu’en espérance, à l’empoisonner ou à le détruire, et qui, en rendant ainsi l’homme à charge à lui-même et importun aux autres, est à la fois une violation du devoir envers soi-même et du devoir envers autrui.

De l’ingratitude.

L’ingratitude n’est pas un vice moins détestable : chacun la juge ainsi, et pourtant rien n’est si fréquent. « L’homme, dit Kant 2[2], a si mauvaise réputation sous ce rapport qu’il ne parait pas invraisemblable que l’on puisse se faire un ennemi de celui dont on est le bienfaiteur. » Ce vice procède d’un sentiment qui est bon dans son principe, mais dont nous faisons un mauvais usage, c’est-à-dire de ce sentiment de fierté naturelle qui fait qu’on répugne à devenir l’obligé des autres. Ce sentiment est fort bon, en tant qu’il nous porte à nous passer de la bienfaisance d’autrui et à ne devoir qu’à nous-mêmes nos moyens d’existence ; mais lorsque, après un bienfait reçu, il dégénère en haine contre notre bienfaiteur, il devient alors un vice qui révolte l’humanité. Il détourne en effet les hommes de toute bienfaisance, ou, s’il laisse encore quelque place à

  1. 1 § 36, p. 136-141.
  2. 2 P. 137.