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ANALYSE CRITIQUE


tout vieux qu’il était alors, il ne pouvait manquer une si belle occasion de descendre dans la lice, et de rompre une lance en faveur de ses principes contre une doctrine, à son sens dangereuse, soutenue par un jeune écrivain français, déjà célèbre.

Mais l’exemple cité par Benjamin Constant se trouve-t-il en effet dans quelqu’un des écrits de Kant ? Je ne vois qu’un passage qui s’y rapporte : c’est la question casuistique posée et résolue par ce philosophe, à l’article Mensonge, dans sa Doctrine de la vertu, qui parut la même année que l’écrit de Benjamin Constant, et dont celui-ci avait peut-être eu connaissance dès son apparition. J’ai déjà cité plus haut ce passage 1[1] ; j’y renvoie le lecteur. L’exemple assez bizarre, que Kant y suppose, n’est pas tout à fait celui dont parle Benjamin Constant ; mais il est aisé d’admettre que cet écrivain, le citant de mémoire, ou peut être même ne l’ayant reçu que de seconde main, a pu ne pas le reproduire littéralement. On s’expliquerait aussi très-bien de cette manière comment, si récente que fût la publication de la Doctrine de la vertu, Kant, en répondant à Benjamin Constant, a pu ne pas songer au passage qu’on vient de lire, et faire l’aveu que j’ai rapporté tout à l’heure : dans ce que lui attribuait l’écrivain français, il reconnaissait bien sa pensée, mais non pas exactement son exemple. C’est là d’ailleurs tout ce qui nous importe : il suffit qu’il y retrouvât en effet sa doctrine. L’exemple cité par Benjamin Constant l’exprimait même plus fortement encore ; aussi n’hésite-t —il pas à se l’approprier, et accepte-t-il volontiers la lutte sur ce terrain.

Rappelons d’abord la théorie de Kant. Selon ce philosophe, la loi morale qui interdit le mensonge est absolue, inflexible, inexorable : elle ne souffre aucune exception. En quelque circonstance que nous nous trouvions placés, et quelles que doivent être les conséquences de notre conduite, soit pour nous-mêmes, soit pour autrui, nous ne devons jamais dire le contraire de la vérité. C’est là un devoir envers la dignité de la personne humaine qui réside en chacun de nous ; aucune considération étrangère ne saurait nous en affranchir. C’est en

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