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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


pable celui qui ; par une fausse réponse, aurait voulu dé tourner de la tête d’un ami le fer d’un assassin, — cette réponse eût-elle produit un effet contraire à celui qu’il en attendait ? N’est-ce pas ici le cas d’invoquer une de ces permissions de la loi morale, auxquelles Kant lui-même a quelquefois recours ? Tel serait encore le cas où, chargé d’apprendre à une mère la nouvelle de la mort de son fils, je la tromperais quelque temps en lui laissant croire qu’il vit encore, pour la préparer tout doucement à cette fatale nouvelle. N’est-ce pas là, s’il en fut jamais, un mensonge innocent ? Et pourtant il ne devrait pas trouver grâce aux yeux de Kant, puisque son principe n’admet pas d’exception. Il y a même des mensonges sublimes « Qui n’est tenté de s’écrier avec Jacobi : « Je mentirais comme Desdemona mourante, quand, pour sauver son époux, elle s’accusait de s’être tuée elle-même ; je tromperais comme Oreste, quand il voulait mourir à la place de Pylade 1[1] ! » Ces sortes de mensonges, fruit d’un dévouement supérieur, où l’amour inspire le sacrifice, quelque odieux que lui soit ailleurs le mot mensonge, le genre humain les a toujours admirés. C’est qu’il y a des cas où la règle ordinaire disparaît devant un principe plus élevé encore, et où il est beau de sacrifier l’une à l’autre 2[2]. Je sais que la pente des exceptions est glissante, mais ne la craignez pas trop ici : le sacrifice n’est pas chose si commune en ce monde. Ce qu’il faut repousser énergiquement, c’est cette casuistique malsaine qui émousse le sens moral au lieu de l’aiguiser, et qui, au lieu d’apprendre à respecter la loi, enseigne à l’éluder ; c’est ce machiavélisme honteux qui, sous le voile de la raison d’État ou du salut public, met le mensonge au service de l’ambition personnelle et de la convoitise. Or toute cette casuistique et tout ce machiavélisme, contre lesquels la doctrine de Benjamin Constant était un bien faible rempart, tombent devant ce simple prin-

  1. 1 Voyez l’Allemagne de Madame de Staël, troisième partie, chap. xvi. En citant tout entier l’éloquent passage, au début duquel j’ai dû me borner, Madame de Staël avoue elle-même que l’aversion de Jacobi contre l’inflexible rigueur de la loi le fait aller trop loin pour s’en affranchir.
  2. 2 Consultez aussi sur ce point la dissertation de Rousseau sur le mensonge, dans les Rêveries du promeneur solitaire, 4° promenade.