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DE LA DOCTRINE DE LA VERTU.


l’homme envers ses semblables ; mais, quoiqu’elle semble parfois se plaire à emprunter au stoïcisme ses opinions ou ses expressions les plus outrées 1[1], elle ne laisse pas en définitive de donner pour auxiliaire à la bienfaisance les sentiments généreux que Dieu a mis dans notre cœur pour cette fin. C’est ici en quelque sorte la nature qui reprend ses droits contre les exagérations de la morale rationnelle. Ainsi la doctrine de Kant se corrige et se complète elle-même. Sans doute l’idée du devoir efface toujours en elle celle du dévouement ; mais elle prêche l’amour des hommes en même temps que le respect de la dignité humaine ; car elle reconnaît également la nécessité de ces deux forces morales. Elle n’est donc nullement exclusive ; mais, comme il faut toujours qu’un système, même complet, penche d’un certain côté, on peut dire qu’elle incline plutôt du côté du respect que du côté de l’amour. Le respect de la dignité humaine en est en effet le principe, non pas unique, mais dominant, de même que la charité est celui de la morale chrétienne. Il ne faut pas s’en plaindre d’ailleurs ; car ici encore elle est une heureuse réaction contre l’abus de la doctrine évangélique. Celle-ci, en venant promulguer dans le monde, la loi d’amour : « Aimez-vous les uns les autres, » avait un peu trop oublié la loi de justice et les droits qui en dérivent : elle se bornait à prêcher aux puissants de la terre la charité, et aux opprimés la résignation, et par là elle consacrait en quelque sorte et encourageait, sans le vouloir, l’usurpation du droit. Elle avait aussi le défaut d’encourager, indirectement, la mendicité, cette dégradation de la personne humaine et ce fléau des sociétés. C’est ainsi qu’a pu se former et se développer, au sein même du christianisme, cet état d’iniquité et de misère qui s’est appelé le moyen âge. Il aurait donc fallu travailler aussi à développer dans tous les hommes le sentiment de leurs droits réciproques et en général le respect de leur dignité. Or c’est ce que fait admirablement la doctrine de Kant, sans exclure pour cela la charité. Nul philosophe n’a mieux senti et mieux prêché ce respect : il éclate à toutes les pages de sa morale, et communique à sa doctrine une force et une grandeur incomparables. Elle ne laisserait rien à

  1. 1 Voyez plus haut, p. xlii.