Page:Kipling - Capitaines courageux.djvu/64

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
60
CAPITAINES COURAGEUX

que le bureau du télégraphe fût ouvert et qu’il pût télégraphier aux siens, Harvey Cheyne se sentit peut-être le garçon le plus abandonné qui fût en la grande Amérique. Mais le plus curieux fut que ni Disko ni Dan ne semblassent trouver mauvais qu’il pleurât.


Wouverman ne voulut pas accepter les prix de Disko, tant que celui-ci, sûr que le Sommes Ici était au moins d’une semaine en avance sur n’importe quel autre bateau de Gloucester, ne lui eut pas donné quelques jours pour les digérer ; aussi tout le monde s’en allait-il flâner par les rues, et l’on vit Long Jack arrêter le tramway de Rocky Neck, par principe, disait-il, jusqu’à ce que le conducteur acceptât de le voiturer pour rien. Mais Dan errait, son nez taché de son en l’air, plein de mystère à en craquer, et traitant sa famille du haut de sa grandeur.

« Dan, il faudra que je te corrige si tu continues, dit Troop d’un air pensif. Depuis que nous sommes à terre, cette fois-ci, tu es devenu par trop impertinent.

— Je le corrigerais dès maintenant s’il était à moi », dit l’oncle Salters.

Lui et Pen prenaient pension chez les Troop.

« Oh ! oh ! dit Dan en se traînant avec l’accordéon tout autour de la petite cour de derrière, prêt à sauter de l’autre côté du mur si l’ennemi approchait. Papa, vous êtes libre de votre propre jugement, mais rappelez-vous que je vous ai averti. Votre propre chair et votre propre sang vous ont averti ! Ce ne sera pas ma faute si vous vous êtes trompé, mais je serai sur le pont pour vous observer. Et quant à vous, l’oncle Salters, le maître d’hôtel de Pharaon ne vous allait pas à la cheville ! Guettez bien et attendez. Vous serez plus retourné que votre sacré trèfle sous la charrue ; tandis que moi — Dan Troop — je fleurirai comme un jeune laurier vert parce que je ne m’en suis pas tenu à ma seule opinion.

Disko fumait dans toute sa dignité d’homme à terre, une paire de superbes pantoufles aux pieds.

— Tu deviens aussi détraqué que le pauvre Harvey. Vous ne faites tous deux que ricaner, chuchoter et vous donner des coups de pied sous la table, au point qu’il n’y a plus de tranquillité dans la maison, dit-il.

— Il va y en avoir encore joliment moins bientôt — pour quelques gens, répliqua Dan. Attendez voir. »

Lui et Harvey se rendirent par le tramway à Gloucester Est, d’où ils gagnèrent à pied le phare par les massifs de lauriers, et ils s’étendirent sur les gros galets rouges où ils rirent à en avoir mal au ventre. Harvey avait montré à Dan un télégramme, et ils jurèrent de garder le silence jusqu’à ce que la bombe éclatât.

« La famille de Harvey ? dit Dan sans sourciller, après souper. Eh bien ! j’imagine que ce n’est pas grand’chose, sans quoi nous aurions entendu parler d’elle à l’heure qu’il est. Son père tient une espèce de commerce là-bas dans l’Ouest. Il se peut qu’il vous donne la jolie somme de cinq dollars, papa.

— Qu’est-ce que je t’ai dit ? repartit Salters. Dan, prends garde de t’étrangler.


CHAPITRE IX


Quels que puissent être ses chagrins privés, un multimillionnaire, comme tout autre homme de travail, doit rester à la hauteur de son affaire. Harvey Cheyne père s’était, vers la fin de juin, rendu dans l’Est au-devant d’une femme brisée, à demi folle, qui nuit et jour rêvait de son fils en train de se noyer dans les eaux grises de l’Océan. Il l’avait entourée de médecins, d’infirmières expertes, de masseuses, voire d’amis à fidélité-remède ; mais tout fut inutile. Mrs. Cheyne demeurait silencieuse et pleurait, ou bien des heures durant parlait de son garçon à qui voulait l’entendre. D’espoir, elle n’en avait nul, et qui eût pu lui en offrir ? Tout ce qu’il lui fallait, c’était l’assurance que ceux qui se noient ne souffrent pas ; et son mari montait la garde de peur qu’elle n’en fît l’expérience. De son propre chagrin il parlait peu — à peine en connut-il la profondeur jusqu’au jour où il se surprit à demander au calendrier placé sur son pupitre :

« À quoi bon continuer ? »

Il avait toujours eu, fort plaisante pour lui, comme idée de derrière la tête qu’un jour, lorsqu’il aurait tout mis en ordre et que l’enfant aurait quitté le collège, il prendrait son fils sur son cœur et le conduirait dans ses possessions. Alors, suivant son raisonnement, le raisonnement des pères occupés, ce garçon-là deviendrait sur-le-champ pour lui un compagnon, un associé, un allié, et il s’ensuivrait de splendides années employées à mener ensemble de grands travaux à bonne fin — la vieille tête domptant le jeune sang. Or, son enfant était mort — perdu en mer, comme s’il se fût agi d’un matelot suédois de