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Il en est de même pour l’être humain lorsqu’il est plein de force et d’énergie. La force s’accumule en lui. Il répand sa vie. Il donne sans compter — sans cela il ne vivrait pas. Et s’il doit périr, comme la fleur en s’épanouissant — n’importe ! La sève monte, si sève il y a.

Sois fort ! Déborde d’énergie passionnelle et intellectuelle — et tu déverseras sur les autres ton intelligence, ton amour, ta force d’action ! — Voilà à quoi se réduit tout l’enseignement moral, dépouillé des hypocrisies de l’ascétisme oriental.


IX

Ce que l’humanité admire dans l’homme vraiment moral, c’est sa force, c’est l’exubérance de la vie, qui le pousse à donner son intelligence, ses sentiments, ses actes, sans rien demander en retour.

L’homme fort de pensée, l’homme qui déborde de vie intellectuelle, cherche naturellement à se répandre. Penser, sans communiquer sa pensée aux autres, n’aurait aucun attrait. Il n’y a que l’homme pauvre d’idées qui, après en avoir déniche une avec peine, la cache soigneusement pour lui apposer plus tard l’estampille de son nom. L’homme fort d’intelligence déborde de pensées : il les sème à pleines nains. Il souffre s’il ne peut les partager, les semer aux quatre vents : c’est là sa vie.

Il en est de même pour le sentiment. — « Nous ne sommes pas assez pour nous-mêmes : nous avons plus de larmes qu’il n’en faut pour nos propres souffrances, plus de joies en réserve que n’en justifie notre propre existence », a dit Guyau, résumant ainsi toute la question de moralité en quelques lignes si justes, prises sur la nature. L’être solitaire souffre, il est pris d’une certaine inquiétude, parce qu’il ne peut partager sa pensée, ses sentiments avec les autres. Quand on ressent un grand plaisir, on voudrait faire savoir aux autres qu’on existe, qu’on sent, qu’on aime, que l’on vit, qu’on lutte, que l’on combat.

En même temps, nous sentons le besoin d’exercer notre volonté, notre force d’action. Agir, travailler est devenu un besoin pour l’immense majorité des hommes ; si bien que lorsque des conditions absurdes éloignent l’homme ou la femme du travail utile, ils inventent des travaux, des obligations futiles et insensées pour ouvrir un champ quelconque à leur force d’action. Ils inventent n’importe quoi — une théorie, une religion, un « devoir social », pour se persuader qu’ils font quelque chose d’utile. Quand ils dansent, c’est pour la charité ; quand ils se ruinent par leurs toilettes, c’est pour maintenir l’aristocratie à sa hauteur ; quand ils ne font rien du tout, c’est par principe.

« On a besoin d’aider autrui, de donner son coup d’épaule au coche qu’entraîne péniblement l’humanité ; en tout cas on bourdonne autour », dit Guyau. Ce besoin de donner son coup d’épaule est si grand qu’on le retrouve chez tous les animaux sociables, si inférieurs qu’ils soient. Et toute cette immense activité qui chaque jour se dépense si inutile-