Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/323

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J’avais souvent entendu parler de l’honnêteté des contrebandiers juifs de la frontière ; mais je ne me serais jamais attendu à en rencontrer une pareille preuve. Plus tard, quand notre cercle importait beaucoup de livres de l’étranger, ou plus tard encore, lorsque tant de révolutionnaires et de réfugiés traversaient la frontière pour entrer en Russie ou pour en sortir, il n’y eut jamais d’exemple que les contrebandiers en eussent trahi un seul ou qu’ils eussent profité des circonstances pour se faire payer leurs services à un prix exagéré.

Le lendemain je quittai Cracovie ; et, à la station russe désignée, un porteur s’approcha de mon compartiment et, parlant à haute voix, de façon à être entendu par le gendarme qui se promenait le long du quai, il me dit : « Voilà la valise que votre Altesse a laissée hier, » et il me remit le précieux paquet.

J’étais si heureux de l’avoir que je ne m’arrêtai même pas à Varsovie, et continuai mon voyage directement jusqu’à Pétersbourg, pour montrer mes trophées à mon frère.

A cette époque, un formidable mouvement se développait parmi la jeunesse russe cultivée. Le servage était aboli. Mais pendant les deux cent cinquante ans qu’avait duré le servage, il était né toute une série d’habitudes d’esclavage domestique, de mépris extérieur de la personnalité individuelle, de despotisme de la part des pères et d’hypocrite soumission de la part des femmes, des fils et des filles. Au commencement du siècle, le despotisme domestique régnait partout en Europe à un haut degré — comme en témoignent les écrits de Thackeray et de Dickens — mais nulle part cette tyrannie n’avait pris un développement aussi considérable qu’en Russie. La vie russe tout entière, dans la famille, dans les relations entre les chefs et leurs subordonnés, entre les officiers et les soldats, les patrons et leurs employés, en portait l’empreinte. Tout un monde d’habitudes et de façons de penser, de préjugés et de lâcheté morale, de coutumes engendrées par une vie d’oisiveté, s’était formé peu à peu ; même les meilleurs