Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/371

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parlai, mais il ne répondit que par un grognement. La voiture traversa le pont des Chaînes, puis le Champ de Mars, et longea les canaux, comme si l’on voulait éviter les rues plus fréquentées. « Allons-nous à la prison Litovsky ? » demandai-je à l’officier, sachant que plusieurs de mes camarades s’y trouvaient déjà. Il ne me répondit pas. Le système de silence absolu auquel je fus soumis pendant les deux années qui suivirent commença dans cette voiture ; mais quand nous traversâmes le pont du Palais, je compris moi-même qu’on m’emmenait à la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul.

J’admirais le beau fleuve, sachant que je ne le reverrais pas de si tôt. Le soleil se couchait. D’épais nuages gris s’étendaient à l’ouest au-dessus du golfe de Finlande tandis que de légères nuées flottaient au-dessus de ma tête, laissant voir çà et là des pans de ciel bleu. Enfin la voiture tourna à gauche et roula sous une voûte sombre, — la porte de la forteresse.

« Ce sera maintenant pour quelques années ! » fis-je remarquer à l’officier.

« Oh ! pourquoi si longtemps ? » répliqua le Circassien qui, maintenant que nous étions entrés dans la forteresse, avait recouvré la parole. « Votre affaire est presque terminée et peut être jugée dans une quinzaine de jours. »

« Mon affaire, répondis-je, est très simple ; mais avant de me juger, vous voudrez arrêter tous les socialistes de Russie, et ils sont nombreux, très nombreux ; dans deux ans vous ne serez pas au bout. » Je ne savais pas alors combien mon observation était prophétique.

La voiture s’arrêta à la porte du gouverneur militaire de la forteresse et nous montâmes dans son salon de réception.

Le général Korsakov, un vieillard maigre, entra, l’air renfrogné. L’officier lui parla à voix basse et le vieux général répondit : « C’est bien ! » en lui jetant un regard méchant, puis il tourna les yeux de mon côté. Il était évident