Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/88

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hui j’admire moins le fonds de ce poème que la simplicité et la beauté merveilleuse du style. Mais les ouvrages de Gogol que je lus à l’âge de onze ou douze ans produisirent sur mon esprit un puissant effet, et dans mes premiers essais littéraires, je cherchais à imiter sa manière enjouée. Une nouvelle historique de Zagoskine « Youriy Miloslavskiy » sur l’époque de la grande insurrection de 1612, « la Fille du Capitaine » de Pouchkine, qui traite du soulèvement de Pougatchov et la « Reine Margot » de Dumas éveillèrent en moi un intérêt durable pour l’histoire. Quant aux autres romans français, je ne commençai à en lire que depuis que Daudet et Zola se furent mis en relief. Depuis mes jeunes années Nekrassov était mon poète favori : je savais beaucoup de ses vers par cœur.

Nikolaï Pavlovitch Smirnov se mit en devoir de me faire écrire, et avec son aide, je rédigeai une longue « Histoire d’une pièce de dix sous » pour laquelle nous inventâmes toutes sortes de personnages qui entraient tour à tour en possession de la pièce de monnaie.

A cette époque mon frère Alexandre avait un tour d’esprit beaucoup plus poétique. Il écrivait les histoires les plus romanesques et commença de bonne heure à faire des vers. Il les composait avec une étonnante facilité et dans un style très musical et très aisé. S’il n’avait été absorbé plus tard par les sciences naturelles et les études philosophiques, il serait incontestablement devenu un poète de marque. A cette époque l’endroit où il allait de préférence chercher l’inspiration poétique était le toit en pente douce situé au-dessous de notre fenêtre. Cela excitait toujours en moi l’envie de le taquiner. « Voyez le poète cherchant des rimes au pied de la cheminée ! » disais-je ; et les taquineries se terminaient par une terrible bataille, qui mettait au désespoir notre sœur Hélène.

Mais Alexandre était si peu vindicatif que la paix était bientôt conclue, et nous nous aimions énormément.