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L'HOMME

DU

RESSENTIMENT

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ront jamais coïncider entre elles, jamais leurs résultats ne pourront se recouvrir. Quant à leurs rapports derniers, du point de vue philosophique, nous n’avons pas à nous en occuper ici. C’est une totalité de cet ordre, totalité d'expérience et d'action vécues que nous allons examiner ici en étudiant le ressentiment. Si nous nous servons ici du mot « ressentiment », ce n’est pas par prédilection pour la langue française, mais parce que l'allemand n’en offre pas d’équivalent. Aussi Nietzsche lui a-t-il donné droit de cité dans un sens technique. Dans son acception courante, en français, je découvre deux aspects : d’une part, l'expérience et la rumination d’une certaine réaction affective dirigée contre un autre, qui donnent à ce sentiment de gagner en profondeur et de pénétrer peu à peu au cœur même de la personne, tout en abandonnant le terrain de l’expression et de l’activité. Cette rumination, cette reviviscence continuelle du sentiment, est donc très différente du pur souvenir intellectuel de ce sentiment et des circonstances qui l'ont fait naître. C’est une reviviscence de l'émotion même, un re-sentiment. En second lieu, le mot suggère aussi tout un aspect de négation et d’animosité. À cet égard, le mot allemand qui conviendrait le mieux serait le mot Groll, qui indique bien cette exaspération obscure, grondante, contenue, indépendante de l’activité du moi, qui engendre petit à petit une longue rumination de haine ou d’animosité sans hostilité bien déterminée, mais grosse d’une infinité d’intentions hostiles.