Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/132

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profondeur et en intensité. La génération qui nous a succédé en est plus fortement imprégnée que nous-mêmes.

Quelques-uns de ces nez sémites méritent une description à part :

Albert Wolff était grand, flasque, spirituel, et portait, sur un corps en plusieurs segments mous, une trogne de vieille du ghetto, glabre, aux yeux pochés, gélatineuse, horrible. Sa toute petite voix de tête avait suggéré, quant à ses moyens physiques, les suppositions que l’on devine ; le fait est qu’il réalisait assez le type du grand eunuque, dans une pochade de Goya. Il venait souvent chez nous, jusqu’à l’apparition de la France juive. À partir de là, il se fit plus rare. Nul doute qu’intelligent et plus averti que beaucoup de ses compatriotes, il n’eût flairé les changements que le terrible ouvrage de Drumont allait apporter dans la société parisienne.

Victor Koning était petit, jaune et gras, Rochefort le comparait à un ver de noisette, image d’une exactitude saisissante. Il avait les yeux chassieux, visqueux, dépourvus de cils, un ton de commandement semblable à celui de Meyer, un glapissement rauque analogue, des manières brèves, brusques, comiques et une peur des taches qui le faisait loucher perpétuellement vers son gilet et son pantalon. Chaque matin, son coiffeur venait à domicile le défriser et le parfumer, de même que chaque matin le coiffeur de Meyer vient lui relever, en couronne de calvitie, un chignon qui, sans cela, lui descendrait, par floches bouclées, jusqu’au milieu du dos. Horrible spectacle ! Dans l’après-midi, les cheveux de Koning commençaient à se recroqueviller en tout petits berlingots brillantines, et il les aplatissait fébrilement. C’est lui, à n’en pas douter, qui a inauguré à Paris les principaux trucs du théâtre juif, notamment le petit acte acheté pour quelques louis, une fois pour toutes, à un auteur famélique, et servant de lever de rideau, pendant cent représentations, à une pièce en quatre actes, dont il diminue d’autant les droits d’auteur. Il baisait les mains des dames, et fréquentait le Café anglais, toujours comme Meyer. Il déclara à mon père qu’il lui serait désagréable de se trouver en présence d’Édouard Drumont. À quoi on lui répliqua que c’était bien fâcheux, mais qu’il n’aurait qu’à s’en aller quand il rencontrerait Drumont à la maison.