Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/138

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pas à une représentation de l’Arlésienne sans entendre la voix si pénétrante, si nuancée d’Alphonse Daudet constatant avec mélancolie : « Il y a des bonheurs qui viennent tard. Quel plaisir ne m’auraient pas causé jadis, au Vaudeville, ces rappels, ces applaudissements, ces recettes, alors que, débutant comme auteur dramatique, je manquais de confiance en moi et que j’entendais dire : « Ce n’est pas un imbécile, ce Daudet. Comment s’est-il trompé à ce point-là ! »… Il est certain qu’outre la différence des temps, l’Arlésienne était mieux à sa place sur la rive gauche, au milieu de la jeunesse des écoles, si sensible à la beauté et à l’harmonie, qu’au Vaudeville, sur les boulevards. De même Porel semblait plus libre, plus allant, plus couronné par la victoire dans ce vieil Odéon, où il avait fait jadis ses débuts comme petit employé, où il était devenu le proconsul au large visage épanoui, au rire confiant, à l’affirmation optimiste : « Oui, mon ami… Oui, mon bon ami… Oui, mon bon et excellent ami… Oui, mon bon, excellent et parfait et cher ami. » Il me faisait l’effet d’un de ces bienveillants génies qui triomphent de toutes les difficultés, éteignent les dragons en s’asseyant dessus et délivrent les princesses endormies. Il avait créé autour de son théâtre, parmi ses abonnés, une atmosphère de haute cordialité, presque d’amitié, et le monde des professeurs de Faculté de Médecine, de Droit, des Lettres et des Sciences, lui était aussi reconnaissant que celui des étudiants. Les mariages provinciaux, qui se combinaient auparavant à l’Opéra-Comique, se perpétraient maintenant à l’Odéon, sous les auspices de Shakespeare et de Mendelssohn, de Daudet et de Bizet, de Gœthe et de Beethoven. Je frémis encore au souvenir du Comte d’Egmont et de la mort de Claire, accompagnée par le vacillement d’une lampe sur la scène, d’un cor à l’orchestre. Quelle mélancolie dans le soupir rétrospectif « Orange, Orange ! », au moment où le héros, arrêté pour le supplice, se rappelle les avertissements de son ami !

Mme Réjane, alors confinée dans les rôles légèrement surannés et petits pour elle de Meilhac, venait d’entrer à l’Odéon. Porel eut l’idée de lui faire jouer Germinie Lacerteux dans la pièce qu’achevait justement Edmond de Goncourt et décida ainsi de l’avenir de cette très remarquable comédienne. Ce projet paraissait alors le comble de l’audace et de la nouveauté.