Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/139

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Les auteurs dramatiques s’attachent naturellement aux vicissitudes de leurs œuvres comme le père à la santé de ses enfants. Ils se réjouissent de leur succès et souffrent de leur insuccès. Au théâtre l’un et l’autre est brutal, décidé en quelques heures, administré à la façon d’un coup de bâton. Alphonse Daudet, quand nous revenions de la terrible épreuve, nous consultait fébrilement, ma mère et moi : « Eh bien, vous êtes contents ?… Ça a bien marché ?… » Généralement il avait passé sa soirée dans le cabinet du directeur, soit Koning, soit Porel, où ne parviennent que des échos assez peu sincères, surtout en cas de demi-réussite. Si l’événement n’avait pas répondu à notre attente, nous répondions par un « hum ! hum ! »… « mais oui, assez, »… où le pauvre auteur discernait aisément la vérité. D’où un petit accès de mauvaise humeur, un « vous êtes aussi trop difficiles ! Alors qu’est-ce qu’il vous faut ?… » dont il était le premier à rire le lendemain. Ma mère a l’intuition exacte du nombre de représentations que porte en soi la comédie ou le drame accueilli par le public de telle ou telle façon. Je ne l’ai jamais vue se tromper. Aussi j’étais en général de son avis, et Alphonse Daudet savait par nous la vérité sans fard, car la déception ultérieure est plus douloureuse que tout. À quoi bon déclarer « tu tiens un triomphe, deux cents représentations au moins », quand ce n’est pas exact, quand il en faudra rabattre cruellement.

Edmond de Goncourt, lui, pendant ses répétitions et ses premières, était joyeux comme un enfant qui vient de recevoir un jouet neuf. Il trouvait tout parfait, ses interprètes excellents, ses spectateurs la crème des spectateurs, son directeur un ange en veston. Il riait aux passages plaisants, s’attendrissait aux passages dramatiques, tassé dans le fond de sa baignoire, au centre d’un grand paletot de fourrure en hiver, avec ses yeux si noirs et vifs au-dessus de sa moustache blanche de général de cavalerie en retraite. Il me disait : « Hein, ça porte ! Ah ! ce Porel, ah ! cette Réjane… et Dumény donc — Dumény jouait Jupillon — tu n’en rencontres pas de si nature que ça, carabin, des souteneurs, dans tes balades à Montmartre et au Quartier Latin ! » Les amis, venus pour le féliciter pendant les entr’actes, le trouvaient radieux : « Ça va, oui, ça va. J’ai eu peur un moment d’être emboîté, égayé comme nous disions autrefois —