Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/148

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nais rien d’odieux comme le collectionneur maniaque qui vous promène, généralement après le déjeuner, en pleine digestion, à travers son musée, vous contraignant à écouter ses fastidieux récits. Pour la contemplation des tableaux, des bronzes et biscuits, des estampes, des bibelots, il y a des heures de choix, de réceptivité, des heures ouvertes enfin. Même alors, on a le désir de ne pas être accompagné, de ne pas avoir à déclarer poliment qu’on aime un Clodion ou un Falconet quand ils vous laissent indifférent, de ne pas avoir à s’ébahir, par politesse et condescendance, devant un Nattier qui n’est pas souvent de Nattier. Avec M. de Goncourt, rien à craindre de tel. Pendant quinze ans j’ai fréquenté chez lui, sans qu’il m’obligeât jamais à regarder ceci ou cela. Même il tenait peu à ce qu’on soulevât ses vitrines, au risque de les briser. Il devenait nerveux quand un invité s’approchait un peu trop près d’une pièce rare ou fragile. Je l’entends encore criant de sa voix nette à Gustave Toudouze nonchalamment adossé à une tapisserie de Beauvais crème et rose : « Toudouze, enlevez votre tête, vous salissez. »

Celui auquel il s’adressait ainsi était un être doux et discret, assez timide, à la voix blanche, d’une déplorable facilité littéraire. Il portait sa tête étonnée et souriante, mais pelée et comme bouillie, au bout d’un long cou qui lui prêtait une certaine ressemblance avec une tortue alléchée par une feuille de salade. Poussé avec d’autres à une époque de grande production romanesque, il donnait un volume par an — le Train jaune, le Pompon vert, etc. — de 300 à 350 pages, dénué de toute espèce de style, dénué même d’absence de style, de composition et d’intérêt. Cela pendant un quart de siècle, et c’était le plus brave homme de la terre, le plus inoffensif, le plus tranquille. Jamais aucun de ses maîtres, Zola, Goncourt ou Daudet, ne lisait une seule ligne de ses fastidieuses machines, ni même ne lui en ouvrait la bouche et cependant, par une application touchante, Toudouze continuait à produire. S’il est vrai que nul n’est prophète en son pays, il est cependant démontré qu’on peut être prophète dans sa villégiature, car les habitants de Camaret, où Toudouze passait ses vacances, non loin d’Antoine, ont donné son nom à un quai ! Une seule fois, ce laborieux à vide souleva une certaine émotion dans notre milieu littéraire, ce fut quand il eut la singulière idée de consacrer un livre à la biographie