Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/149

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d’Albert Wolff. Chacun se demanda à quoi pouvait bien correspondre une telle étude appliquée à un tel objet. Je suis persuadé que l’innocent Toudouze lui-même ne sut jamais pourquoi il avait écrit ça. Depuis mon enfance, j’ai vu Toudouze dans des fauteuils, sur des chaises, au coin de diverses cheminées, dans des ouvertures de porte, à des tables de salle à manger, dans des cortèges nuptiaux ou funèbres : jamais nous n’avons échangé autre chose que le « bonjour Monsieur Toudouze », « au revoir Monsieur Toudouze » du jeune homme sage à l’habitué de la maison. Quand on parle du roman naturaliste ou réaliste, j’aperçois Toudouze et son perpétuel assentiment, j’entends sa parole sans accent ni timbre, que caractérisait seulement le mouvement de sa maigre pomme d’Adam, très visible à cause de la longueur de son cou.

Outre Hennique, Geffroy, Jourdain, Rosny, Paul Margueritte et Lucien Descaves, qui font partie aujourd’hui, ainsi que moi-même, de l’Académie Goncourt, un des plus notoires habitués du Grenier était Octave Mirbeau. Pour ceux qui ne l’ont jamais vu, je dirai que Mirbeau consiste essentiellement en une voix brève, hachée, passionnée, au-dessous de deux yeux clairs à reflets d’or. La moustache est fauve, le geste nerveux et, quand on le contredit, il se ronge les ongles jusqu’à la pulpe. C’est la sensibilité et même la sensualité la plus frénétique, la plus rapide, la plus explosive, la plus changeante aussi que je connaisse et, suivant que les choses et les gens lui apparaissent sous l’angle de l’amour ou de la haine, il les chérit ou les déteste, les loue ou les accable sans mesure, avec un égal paroxysme. Il est certain que la roue de la vie tourne, et que les sympathies ou les antipathies n’y sont pas toujours à la même place ; mais Mirbeau accélère le mouvement tant qu’il peut, aussi prompt à s’illusionner qu’à se dégoûter, à s’enthousiasmer qu’à se décourager et à s’irriter ; en outre il englobe volontiers, dans l’apologie et dans l’exécration, non seulement l’être visé, mais ses proches, mais son entourage, son cadre, ses animaux domestiques et jusqu’à ses voisins. L’expansion qui est dans ses œuvres est aussi dans ses jugements, si l’on peut appeler ainsi les sentences brèves et sans merci, souvent d’un admirable comique, qu’il décoche de tous les côtés, tel Ulysse revenant chez lui et massacrant les intrus à coups de flèche.