Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/158

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donné, l’inexprimable. Le crépuscule tombait sur le jardinet d’Auteuil et ses bronzes fins. On ne distinguait plus, dans la vaste pièce, que des silhouettes confuses et les points brillants des cigarettes. C’était l’heure des plus belles improvisations d’Alphonse Daudet. Elles partaient ainsi qu’un solo de violoncelle ; elles éveillaient vite un des autres instruments sensibles présents, même des timides, qui se hasardait, comme à confesse d’abord, puis plus haut. D’autres s’en mêlaient, s’encourageaient. Goncourt était heureux. Il aimait l’hospitalité sous sa forme la plus rare, l’intellectuelle, et que l’on fût bien et content chez lui.

La porte s’ouvrait. C’était Carrière, à peine distinct, réduit, ainsi que dans ses dessins, aux lignes essentielles et significatives ; et derrière lui Paul Hervieu, ou un autre, puis la lampe, apportée par la nièce de Pélagie, et quelquefois un inattendu, un voyageur, un romain comme Primoli, un anglais comme Child ou Sherard, un correspondant de journal égaré parmi ces gens célèbres ou connus et heureux de l’aubaine. Mais le charme n’était pas rompu pour cela : le nouvel arrivant était happé par la causerie, contraint de donner son avis, et s’exécutait avec bonne grâce. Aussi Goncourt rappelait-il régulièrement à Alphonse Daudet : « Mon petit, dimanche, on compte sur vous.

— Entendu, mon Goncourt. On y sera.

— Léon, grand diable, tu tâcheras de passer vers la fin de la journée. Tu retrouveras de Fleury et un camarade à lui, très intéressant, paraît-il, un médecin qui a visité des pays pas ordinaires et nous racontera ses impressions.

— Oui, monsieur de Goncourt.

Comme on savait qu’Edmond de Goncourt tenait un journal de sa vie, c’était à qui lui fournirait des raretés, destinées à être fixées par sa plume célèbre. Je soupçonne fortement certains de ses visiteurs de lui avoir parfois confié des secrets en vue de la publicité future et forgé des histoires peu authentiques. Étant la droiture même, il ne se méfiait pas des imposteurs. Le pire de tous était Lorrain, lequel évitait l’après-midi du dimanche, à cause du juste mépris qui l’environnait, mais se rattrapait les autres jours. Chaque fois que Goncourt répétait, sans penser à mal, un potin d’une certaine qualité toxique sur des gens de notre entourage, mon père l’interrompait :