Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/159

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— C’est au moins Lorrain qui vous a raconté ça ?

— Tout juste… Mais, vous savez, il est capable à l’occasion de dire la vérité.

J’ajoutais en riant : « Je ne le crois pas, monsieur de Goncourt, elle serait trop dangereuse pour lui ». Avec moi d’ailleurs, Lorrain se méfiait d’une brutalité et il n’avait pas tout à fait tort. J’avais toujours espéré qu’il ne partirait pas sous les ombres sans que je l’aie corrigé sérieusement, et c’est pourtant ce qui est arrivé.

J’allais oublier Fernand Vanderem, très caractéristique en ceci que toute sa vie il a vécu dans le sillage de Paul Hervieu, imité, copié le costume, les gestes, la voix d’Hervieu. Il n’est point venu fréquemment à Auteuil, mais il y est sans doute venu en même temps que Paul Hervieu. Ce n’est pas du tout un mauvais juif. Il a même, à l’occasion, des sentiments délicats. Son principal défaut consiste à attacher une importance prépondérante à ses écrits, et à se dépiter et navrer quand il constate que cette opinion n’est point partagée. Il tient, comme un livre de commerce, une liste des jugements favorables ou défavorables concernant ses romans et ses pièces, les Deux Rives, la Victime, la Pente douce, etc. L’humanité est ainsi divisée, selon lui, en bons, qui trouvent du talent à Vanderem, et en méchants, qui ignorent Vanderem. Quelquefois il y a un transfert de la colonne de droite à celle de gauche. Un élu devient un damné et réciproquement. Il explique ces choses d’une voix un peu traînante et appuyée comme Hervieu, précipitant le débit comme Hervieu, quand il tient une définition juste, ce qui arrive. Dieu sait si j’ai connu des contemporains qui prenaient la littérature au tragique. Aucun plus que Vanderem, et j’imagine combien il doit affectueusement souffrir en voyant l’invincible Paul Hervieu, son modèle, parcourir d’un pas assuré tous les échelons des honneurs officiels et académiques, alors que lui, qui cependant appartient au peuple hébreu, n’est même pas encore grand officier de la Légion d’honneur.

Il serait trop long d’énumérer tous ceux qui, en dehors des habitués, ont fréquenté ou traversé le grenier Goncourt. Cette réunion d’écrivains, d’artistes ou de journalistes, un peu artificielle et guindée au début, était devenue à la longue fort agréable. Grâce à mon père, elle ne dégénérait pas en ces cau-