Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/178

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sans méchanceté, tenu pour tel dans tout son milieu, et d’une prétention comique. Il portait beau sa tête de notaire de comédie, qu’il prenait pour le masque de Robespierre. Lockroy et lui venaient d’arriver en tête de la liste de Paris, aux élections législatives. Celles-ci en effet se faisaient alors au scrutin de liste. Je dois rappeler à ce propos que cette année-là, pour je ne sais quelle raison, les conservateurs avaient eu des succès électoraux qui avaient surpris, mais non inquiété les milieux républicains. On s’était contenté de dire : « Ça n’a pas d’importance, nous les invaliderons. Ce sont des idiots. Ils se laisseront faire. » Plus tard, quand je me suis jeté dans le nationalisme et dans la politique militante, je me suis rappelé ces propos et d’autres de même farine et je suis devenu sceptique quant au résultat des efforts en vue des bonnes élections. L’illusion des conservateurs et des libéraux sur la possibilité de vaincre leurs adversaires à l’aide de « la consultation nationale » est comparable à celle de la poire qui espère toujours gagner au bonneteau. Le gouvernement, tenant les cartes, ne peut pas plus être battu que le bonneteur. Certains vieillards, entêtés dans leur sottise et les balançoires républicaines, parviennent jusqu’à l’âge le plus avancé sans avoir compris cette vérité, cependant élémentaire. Le « jeu légal de nos institutions » est une farce.

Donc Lockroy et Floquet se considéraient comme les maîtres de l’heure. Ils avaient conclu une sorte de pacte politique, auquel ils faisaient des allusions fréquentes en clignant de l’œil malicieusement. Lord Roseberry, ministre en fonctions, les ayant conviés à une soirée de gala, ainsi que « les personnes de leur suite », nous nous y rendîmes, avec empressement. J’ai le souvenir d’un hôtel somptueux, de messieurs chamarrés, d’Indiens en grand costume, d’uniformes de toutes couleurs, de « haou dou… and you… », « haou dou… and you… » répétés des centaines de fois, sur des tons différents, par des hommes longs et minces et des dames plates, à tête d’anges ou de vieilles acrobates. En culottes courtes, glabre et souriant, le ministre, bien que d’âge respectable, avait l’air d’un tout jeune homme. Il ne paraissait pas très bien savoir qui étaient ses hôtes français et il dut prendre Lockroy et Floquet pour les deux fils de Victor Hugo, car il leur exprima à plusieurs reprises, en leur serrant affectueusement les deux mains à la fois, ses vives condo-