Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/179

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léances. Les deux compères saluaient, resaluaient, prenaient des mines confites et peinées, si bien que d’autres membres du cabinet vinrent s’associer à leur affliction. Quand tout ce monde poli eut pris son parti du décès déjà ancien de Hugo, ça alla beaucoup mieux. On nous conduisit au buffet. Quelques dames d’une taille insolite y mangeaient debout, avec un appétit brutal, en faisant claquer leurs mâchoires. On nous expliqua en riant que c’étaient des personnes de l’ambassade allemande… « Haou dou wie geht es ?… And you… » Mais tenant d’une patte robuste leurs petites assiettes chargées de victuailles, la fourchette entre l’index et le médius, elles distribuaient, de l’autre, des poignées de main à vous luxer l’épaule. Nous considérions avec amusement ces guerrières.

Entre temps, Floquet et Lockroy avaient demandé au chef de la police de leur faire faire la tournée des grands-ducs à travers les bouges et classes dangereuses de Londres. Scotland Yard nous dépêcha trois policiers, trois colosses guides et censés protecteurs, du nom de Cook, Bob et Fred, accompagnés d’un inspecteur aux yeux malins. J’étais de la partie, ainsi que Georges Hugo et Payelle. L’agrément de la soirée, d’ailleurs assez banale — car on ne nous fit visiter bien entendu, que des bandits de tout repos — fut la venette extrême de Charles Floquet. Il avait soin de faire passer son petit secrétaire Pascal tantôt devant, tantôt derrière lui, selon la position des « mines patibulaires ». Cet enfant promis au poignard serrait les jambes de façon comique, mais n’osait désobéir au patron. On nous mena de la sorte chez divers Père Lunette aussi truqués que le nôtre, où nos cornacs échangeaient des signes d’intelligence avec les pick-pockets assermentés et les « Jack the Riper » de fantaisie, qui guettaient la distribution des shellings. Néanmoins j’ai gardé le souvenir d’une hospitalité de nuit à l’usage des matelots, aménagée comme un bateau, avec trois mâts au centre, sur les cordages desquels séchait du linge, et cabines latérales, du plus original aspect. C’était le cas de répéter le fameux « L’Angleterre est une île » et Lockroy n’y manqua pas. Déjà soucieux du budget et du portefeuille de la marine, il interrogea, par le moyen de l’interprète, quelques-uns des mathurins qui couchaient là ; il recevait leurs réponses avec de gros yeux écarquillés, comme si elles lui livraient la clé de la for-