Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/188

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Son érudition était immense. Il connaissait à fond les poètes, notamment Eschyle, le Dante et Shakespeare, plusieurs philosophes, surtout les grecs, la peinture européenne, et il admirait Beethoven, en détestant Wagner qu’il trouvait, non sans raison, emphatique et diffus. Sans mansuétude quant à l’humanité, il avait une profonde pitié des animaux, gâtait comme des enfants ses grands et petits chiens et défendait qu’on parlât devant lui de chasse ou de chasseurs. La science dans sa bouche perdait tout caractère livresque ou artificiel, devenait quelque chose de vivant, de pathétique, d’immédiat. Tout absorbé par l’intérêt plastique et par l’enchaînement des causes, il dédaignait l’intervention thérapeutique, il considérait les dérèglements de la machine humaine comme un astronome les mouvements des astres. Le scepticisme de Montaigne était tout à fait son affaire. Non seulement il n’avait aucune croyance, mais encore il manifestait fréquemment des sentiments hostiles au catholicisme, qu’il ne séparait pas de la réaction. Sa sympathie mystique allait, je ne sais trop pourquoi, — ni lui non plus, sans doute, — au Bouddha !

En politique, il était nul et d’ailleurs absolu dans ses jugements, ami fanatique de Gambetta, républicain de principe, de milieu, d’éducation, considérant que la grande Révolution avait émancipé le peuple et n’accordant de l’intelligence qu’à un seul « noble », le Dr de Sinéty, auteur d’une étude remarquable sur le foie des femelles en lactation. Fils d’artisan, parvenu à la haute culture par un formidable effort, ce clinicien superbe avait, quant à la physique des constitutions et des États, des idées de primaire. Quelle fureur eût été la sienne s’il avait assisté aux progrès du mouvement d’Action Française ! Je ris rien que d’y songer.

Il ne supportait pas la contradiction, si minime qu’elle fût. Je me le rappelle déclarant à un médecin connu et d’une platitude dégoûtante qui se permettait, pour une fois, de n’être pas tout à fait de son avis : « Monsieur un tel, posez votre serviette et allez-vous-en… » L’intercession de ses proches obtint à grand’peine la grâce du coupable. Il était malheureusement accessible aux racontars, aux potins que colportaient sur les uns et sur les autres, surtout au moment des concours, les envieux ou les calomniateurs de son clan. Quand il pensait que quelqu’un lui