Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/189

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait manqué ou s’était permis de contester une de ses doctrines médicales, touchant le système nerveux, la grande hystérie, l’aphasie, le foie ou le rein, alors il devenait féroce et mesquin, il mettait tout en œuvre pour briser la carrière de l’imprudent, il n’avait de cesse qu’il ne l’eût réduit à sa merci, contraint à demander l’aman. Ainsi s’était-il rendu odieux à beaucoup de jeunes médecins, qui considérèrent sa disparition comme une délivrance. Quel plaisir, saperlipopette, peut-on éprouver à jouer les tyrans, quand on a une haute situation, de la fortune, une intelligence magnifique et le don inappréciable d’y voir clair !

Travailleur acharné, il lui arrivait de passer une grande partie de ses nuits à piocher un problème anatomopathologique, à construire un schéma, ou dessin figuratif comme celui de « la cloche » par exemple, représentant les diverses formes d’aphasie, et qui lui valut trois mois d’insomnie totale. Il n’était jamais satisfait du résultat de son labeur. Il rentrait dans les mêmes filières de pensées à cinq ans d’intervalle, cherchant sans trêve à élucider, à clarifier, à résoudre la nature en ses éléments primordiaux. Quand il habitait le 217 du boulevard Saint-Germain, il y avait derrière son beau jardin, rue Saint-Simon, un maréchal qui battait le fer. Il prétendait, comme Alphonse Daudet, logé alors 31, rue de Bellechasse, que ce bruit régulier l’encourageait et rythmait sa besogne. Mon père et lui se disaient en plaisantant : « Lequel de nous deux cessera de l’entendre le premier ? » Charcot pensait bien survivre à son malade. Ce fut lui cependant qui partit d’abord et l’auteur de l’Immortel murmurait mélancoliquement en bourrant sa petite pipe : « Veinard de Charcot ! Il se repose, lui, au moins. »

La sottise horripilait ce maître et son besoin de domination faisait qu’il était environné de médiocres. La fréquentation des écrivains et des artistes lui était donc un stimulant et un repos. On l’a accusé de cabotinage. Le mot est petit et trivial pour un esprit de cette envergure. Mais il avait l’attitude intellectuelle de ceux qui, ne faisant pas oraison, ne s’offrent jamais le luxe incomparable de sentir leur petitesse et leur débilité devant tous les problèmes posés au bipède raisonnant. Il lui manquait ce parachèvement pascalien de la grandeur ici-bas. Ah ! le drôle de bonhomme pas commode, et quelle lueur diabolique, parfois,