Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/193

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Paul Arène était un familier de la maison. Dyspeptique, et pour cause, après vingt-cinq ans d’apéritifs, il usait largement du bicarbonate de soude que lui avait recommandé Charcot et dont il déplissait et vidait les petits paquets blanchâtres dans son verre. Sur quoi le maître, d’un ton de pince-sans-rire : « Si vous n’alliez pas tant au café… » — le doigt levé achevait sa phrase, — « vous n’auriez pas besoin de cette petite drogue. » Arène commençait par rire et soutenir que le café avait du bon, que c’était une école de littérature et une source d’observations familières. Charcot reprenait : « Si vous n’alliez pas tant au café… » Alors Arène devenait pâle et commençait à se fâcher ; parfois même il pliait sa serviette sur la table et se levait. On s’interposait. Charcot riait, ou mieux pouffait de son rire cordial et détendu, et Paul Arène, tout confus, se rasseyait. Il avait emmené en Provence et chez Mistral son illustre ami et sa famille. Mistral avait gardé de cette visite un souvenir enchanté et, quelques mois avant sa mort, il me parlait encore de ce voyage et de la sereine compréhension de Charcot. C’est que ce dernier, quand il ne se butait pas, ou n’accrochait pas à son orgueil, avait l’intelligence la plus ouverte et la plus ferme, le sentiment de la grandeur, de la beauté. De tels hommes disparaissent sans avoir épuisé toutes les possibilités de leurs riches natures.

Autre intime, le critique d’art Philippe Burty. Imaginez un gros chat au poil frisé, aux yeux langoureux, au miaulement flatteur : « Un maître fourbe », affirmait Goncourt, qui l’avait beaucoup fréquenté. Le fait est que, de sa voix onctueuse et caressante, ce collectionneur de japoneries et de calomnies débinait férocement tous ses contemporains. Il était comme une vieille confiseuse, embusquée entre des corbeilles de bonbons à la médisance. De temps en temps, Charcot lui lançait, à la dérobade, un œil noir, puis, si ses potins l’ennuyaient, se levait et s’en allait en sifflotant. Il lui fallait, à ce dominateur, une tête de Turc, un patito, qui était en général son vieux camarade d’études Lelorrain, aux longs cheveux blancs, à la voix effarée, bredouillante.

De temps en temps apparaissait, telle une frigide et redoutable larve, un avocat ami de Gambetta, svelte, mince et silencieux, redingote de noir ou de gris, aux yeux de poisson mort,