Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/194

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du nom de Waldeck-Rousseau, pour lequel Charcot, dans l’intimité, ne manifestait qu’une sympathie fort médiocre. Même quand ils furent alliés, il le tint à distance et à mépris, d’un silence, d’un regard, d’un tournement du dos. À table, au fumoir, au salon, Waldeck ne proférait pas un son. Nous disions de lui : « Banco, chez Macbeth, est plus gai. » Et justement il rencontrait là un homme à lui, un certain Leguay, qui plus tard eut des ennuis au temps de Panama et d’Arton, à qui je trouvais, d’instinct, une mine atroce d’intermédiaire véreux. Mais Leguay tournait autour de Waldeck immobile, sa cigarette au coin du bec, sans que Waldeck eût l’air d’y faire plus attention qu’un brochet à une vieille perche trop coriace. Ou bien Waldeck allait considérer au mur, en dilatant sa prunelle glauque, un tableau ou une estampe, et restait là collé, les mains à plat sur ses poches, dans cette attitude morne, crevarde, que le dessinateur Renouard a l’air de trouver épatante, car il l’a reproduite souvent. Je vous le dis en confidence : Waldeck-Rousseau, le « Périclès » du crapaud Haraucourt, m’a toujours fait l’effet d’un imbécile ; mais il a su faire croire à d’autres imbéciles, c’est-à-dire aux politiciens, ses émules, qu’il était impénétrable. Son succès lui vint de paraître un cadavre original et soigné parmi les bruyants, gesticulants et crasseux fantoches de la troupe à Gambetta : « Oh ! la belle Morgue ! » puis avec un petit m, « oh ! la belle morgue !… » Il n’en faut pas plus, en démocratie, pour assurer une fortune politique.

Le mardi soir la somptueuse demeure s’ouvrait aux membres de l’Institut, aux professeurs de Faculté et à leurs familles. C’était un défilé de savants jeunes ou vieux, célèbres ou à peine connus, raides d’ambition, jaunes de rancœur, verts d’espérance ou rouges de colères rentrées, qui venaient faire les sucrés ou les confits devant leur omnipotent protecteur. Celui-ci n’était pas dupe. Il préférait que pour une fois on ne lui parlât ni de concours, ni de compétitions, ni de thèses. Il demandait qu’on fît de la musique, qu’on s’amusât, qu’on eût de l’entrain. Nous nous chargions de réaliser ce vœu, je vous en réponds. Charcot disait à Alphonse Daudet : « Restez un peu après les autres. Nous bavarderons pendant que ces jeunes idiots continueront leurs gambades. » Mais les jeunes idiots, tout en savourant un copieux chocolat de minuit, accompagné de tar-