Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/195

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tines beurrées, écoutaient avec plaisir la causerie toujours si hautement amusante et vivante du clinicien et du romancier. Ce leur était à tous deux un plaisir de constater que leurs remarques, sur deux plans différents, se rencontraient et se complétaient.

— Charcot, vous êtes un devin.

— Pas du tout. Je regarde et je remonte des effets aux causes… voilà tout… Qu’est-ce que c’est encore que cette affaire-là ?

Il prenait sous la lampe un numéro de la Revue des Deux Mondes, ajustait son lorgnon et regardait le titre avec une moue familière : — Parbleu : la Bosnie et l’Herzégovine ! Avez-vous remarqué la quantité d’études sur la Bosnie et l’Herzégovine qui paraissent dans la Revue des Deux Mondes ? On peut l’avouer, maintenant que Pailleron est parti, ce recueil est vide.

— Mais Charles Buloz aussi est vide… quoiqu’il ait de bien belles pipes, savamment culottées. Et Pailleron aussi est vide, cher ami…

Le fait est que l’auteur du Monde où l’on s’ennuie était fort ennuyeux lui-même. Très fat, décochant des traits pesants, privés de fraîcheur et de générosité, il promenait, chez les salonnards ébahis par ses manières, une tête de charcutier blond, déçu, amer et sentimental, que surmontait une petite perruque partielle dite « breton ». Dès qu’il ouvrait la bouche, comme il était riche et abondamment pourvu d’actions de la Revue bien pensante des Deux Mondes, tous les du Bled et d’Avenel du sommaire criaient « Bravo » et se tordaient de joie. Nous autres, plus indépendants, le considérions comme un triste raseur. Nous étions certainement dans le vrai. J’ajoute que le Monde où l’on s’ennuie est une œuvre plate et faussement hardie, où sonne, à coups espacés, comme un glas sous des plaisanteries funèbres et surannées, la prétention infinie de l’auteur. C’est de la satire pour magasins de nouveauté. Un trait peindra Pailleron. Quand il contait une anecdote à table, il en suivait l’effet jusque sur les visages des domestiques, et on sentait qu’il en voulait sauvagement à l’extra qui n’avait pas ri.

Je me trouvais à côté de lui, chez une dame âgée, à la voix